» Alors qu’on parle de fracture numérique et d’illectronisme, on oublie que l’accès à l’informatique et les usages des moyens numériques sont non seulement un marqueur social (il faut en être), mais aussi un phénomène d’acculturation et plus largement d’insertion sociale…. Il a fallu attendre le confinement du printemps 2020 pour se retrouver face à une nouvelle équation dans la relation entre pratiques numériques des jeunes et monde scolaire… Avec les moyens numériques, la population et en particulier les jeunes (catégories qui n’est pas homogène bien sûr) ont développé de nouvelles formes de constructions de leur socialité (cf. l’article de D Pasquier). Or le monde qui s’est construit avec l’école a institué une forme de relation sociale qui ne prenait pas en compte ces transformations ». Bruno Devauchelle revient sur 20 ans d’ignorance des pratiques numériques des jeunes et sur la nécessité que cela cesse.
20 ans de démocratisation du web
Au début des années 2000 dans une enquête que nous avions menée, on avait été étonné de voir que même dans des milieux très défavorisés les jeunes (4è, 3è) se débrouillaient pour accéder à l’informatique et à Internet. Entre la famille, les amis, les espaces d’accès publics, la plupart étaient déjà en contact avec ces technologies de manière régulière. Alors qu’on parle de fracture numérique et d’illectronisme, on oublie que l’accès à l’informatique et les usages des moyens numériques sont non seulement un marqueur social (il faut en être), mais aussi un phénomène d’acculturation et plus largement d’insertion sociale.
Cela se fait d’abord par la pratique personnelle puis par la confrontation et l’échange avec les pairs. Ces jeunes qui répondaient aux questions leur demandant comment ils avaient développé leur capacité à utiliser le traitement de texte et la messagerie, entre autres, mettaient en avant la débrouillardise, un engouement réel motivant, et surtout une acculturation qui ne passait pas d’abord par la maîtrise technique, mais en premier par une compréhension des enjeux : en grande partie l’exclusion sociale. Bien sûr à 14 ans, les enjeux perçus ne sont pas de même nature que ceux des adultes et c’est ce qui semble-t-il a créé de nombreuses incompréhensions sur leur réelle maîtrise technique alors qu’en fait ils partaient à la découverte sans boussole, en tout cas pas celle de l’éducation nationale.
Presque vingt années plus tard, les réseaux sociaux numériques ont émergé, les smartphones se sont généralisés, l’accès au web largement démocratisé. Et pourtant, il semble bien que l’on méconnaisse toujours autant les jeunes et leur relation à leur milieu de vie dont le numérique fait de plus en plus partie. Trop de discours de déploration, voir d’accusation et surtout de mise à distance a priori. Dans le même temps, les industriels, les commerciaux, les marchands ont bien compris les forces et les faiblesses de cet état de fait : d’une part une forte attirance pour ces objets, d’autre part une faible résistance aux incitations en tout genre (publicité, influence, manipulation) passant au travers de ces écrans, maîtrise assez relative des techniques, mais aussi de leurs usages multiples. Les travaux de Danah Boyd ou d’Anne Cordier, mais aussi ceux de Cédric Kluckiger ou Florian Dauphin ou encore Dominique Pasquier, (« Bref, la sociologie des usages aura toujours fort à faire pour cartographier la diversité des appropriations juvéniles » Réseaux 2020) parmi d’autres permettent d’ouvrir des portes. Mais c’est une remise en question permanente et complexe que d’aborder ces sujets, tant les préconceptions peuvent influer sur notre manière de voir.
Mieux connaitre ses élèves
L’enseignant, dans la classe, est face à des jeunes dont, désormais les usages des moyens numériques se sont banalisés. L’enseignant, dans la classe est tiraillé entre deux lignes de force : les injonctions de l’institution, les réalités des attitudes et compétences des élèves. Nous avons souvent eu l’occasion de signaler l’écart entre les deux et en particulier l’incapacité de l’institution scolaire à sortir de ses « manières de faire » les programmes, les directives, les instructions officielles. Si comme le dit Dominique Pasquier, les jeunes font preuve d’inventivité malgré des compétences très variables, les enseignants sont limités par le formalisme des savoirs à enseigner et le formalisme de l’organisation scolaire. Une ancienne émission de « Curiosphère » aujourd’hui disparue du web montrait des jeunes de lycée en 2010 : » le téléphone portable à l’école ». On y découvrait ces formes nouvelles de vie relationnelle et informationnelle et les questions que cela pose à l’école. Dans cette émission, la présence du proviseur est révélatrice de l’écart entre école et pratiques sociales lorsqu’il dit déclare qu’il est aussi « parent » et qu’il est au courant de ces formes nouvelles. En faisant ce changement de statut de sa parole, il confirme bien cet écart, mais aussi, sans qu’il le dise vraiment, la nécessité de le prendre en compte pour réfléchir aux évolutions souhaitées dans le système éducatif. Dix années se sont passées depuis cette émission et pourtant on peut observer l’absence de transformations, voire même des prises de position politique inquiétantes comme l’interdiction des équipement mobiles personnels dans les établissements scolaires sans qu’il soit pour autant donné de direction nouvelle face au numérique, une absence de vision.
Il a fallu attendre le confinement du printemps 2020 pour se retrouver face à une nouvelle équation dans la relation entre pratiques numériques des jeunes et monde scolaire. Si de nombreux éducateurs réclament l’école comme lieu d’interaction et de construction sociale, ils oublient souvent d’ajouter « oui, mais comment ? » compte tenu du contexte et des pratiques sociales. Avec les moyens numériques, la population et en particulier les jeunes (catégories qui n’est pas homogène bien sûr) ont développé de nouvelles formes de constructions de leur socialité (cf. l’article de D Pasquier). Or le monde qui s’est construit avec l’école a institué une forme de relation sociale qui ne prenait pas en compte ces transformations. Bien sûr, le choc du confinement est d’abord une parenthèse et un révélateur de ce qu’était avant. Mais est-ce pour autant qu’il ne faut pas penser une autre approche après qui désormais prenne en compte ces nouvelles formes. Pour cela il faut bien sûr approfondir la connaissance de la manière dont les jeunes, les enfants, mais aussi les familles utilisent les moyens numériques au quotidien. De la même manière, les enseignants doivent être invités à mieux connaître leurs élèves, et pas seulement via les sciences du cerveau mais aussi les sciences du social. Ce travail de réflexivité est aussi un travail de mise à distance : cela commence par la capacité à ne pas faire de l’exemple vécu une généralité sur les comportements. Dans une classe nous ne connaissons bien, la plupart du temps, que les élèves que l’on remarque à partir de situations qui parfois nous touchent émotionnellement. Le biais de subjectivisation est l’attitude qui consiste à se projeter dans l’élève que l’on a en face de soi et à le faire « sien » dans notre raisonnement. Cela est courant et chaque éducateur a pu le vivre consciemment ou non. L’usage des moyens numériques par les jeunes n’échappe pas à cette « projection de soi » aussi faut-il être vigilant sur ses propres analyses.
Apprendre à observer
Difficile pour des équipes de se forger des repères au-delà de leur expérience personnelle dans l’établissement. L’agitation médiatique à propos du numérique chez les jeunes, les enfants, est souvent porteuse de questions spectaculaires aussi bien négatives (souvent) que positives comme le montrent de récentes émissions sur les écrans. Les enseignants qui sont souvent aussi des parents sont des cibles de ces campagnes qui méritent du recul pour pouvoir être analysées. Une habitude prise récemment consiste, en particulier à la télévision, à évoquer une recherche scientifique dite sérieuse et à convoquer les scientifiques pour asséner des analyses qui ne sont pas des vérités, mais bien des analyses à discuter. Or ces approches sont souvent manipulatoires comme on a pu le voir récemment dans deux documentaires de Arte sur le thème du sommeil et sur le thème des écrans. Il est pourtant très difficile au quotidien de se sortir de ces formes de présentations qui consistent à isoler un objet d’attention (écran, sommeil, par exemple) et à l’étudier indépendamment des contextes (et on convoque alors les travaux de laboratoire pour affirmer des résultats).
Si dans une équipe ces questions vous intéressent, engagez alors des sortes de recherche action ou des actions recherche qui devraient permettre de mieux regarder ces questions qui nous préoccupent. Il y a les échanges informels autour de la machine à café, il y a les débats, parfois houleux, en conseil de classe ou de discipline, il y a les échanges plus formels en formation. Ce qu’il manque le plus souvent c’est une démarche d’observation et d’analyse collective appuyée par des références solides, bien que parfois discutables. La pédagogie des controverses est aussi adaptée pour les adultes, les enseignants. Et il est un champ de réflexion qui est propice à ce travail, c’est celui du rapport des jeunes et des enfants à l’environnement numérique que nous adultes leur avons imposé. Encore faudra-t-il que l’institution scolaire accepte aussi d’accompagner et de rendre possible ce travail, qu’elle-même ne fait que très rarement.
Bruno Devauchelle