A quoi tient le lien amoureux de jeunes mariés (et parents d’un tout petit enfant) lorsque les circonstances leur imposent une séparation brutale et prolongée ? Comment les modes de communication d’aujourd’hui influent-ils sur une conjugalité aux origines fusionnelles ? La jeune réalisatrice Keren Ben Rafaël (avec sa coscénariste Elise Benroubi) fait de ces questions éminemment actuelles le fondement de sa démarche. « A cœur battant » met en scène le quotidien d’une mère et de son enfant restés à Paris et celui du père israélien ‘bloqué’ à Tel Aviv par des démarches d’obtention de visa. Les échanges répétés par vidéo entre les deux protagonistes et le choix de filmage nous immergent au sein de l’intimité personnelle et familiale d’un couple, dans l’illusion d’une abolition de la distance physique et de l’éloignement géographique, une fausse perception induite par la captation d’une présence à l’écran. Et le dispositif voulu par les amants, reconstitué par la cinéaste, engendre progressivement une fiction romanesque sur la fragilité d’un couple mis en crise par cette séparation. Un couple habité par des différences et des contradictions exacerbées par l’éloignement, hypertrophiées par le huis clos étouffant fabriqué par les images diffusées. Refusant d’entériner le délitement inéluctable d’une relation désincarnée, « A cœur battant » nous laisse entrevoir encore la puissance de l’amour physique, la rencontre jubilatoire de deux corps et, sans écrans interposés, l’accueil de l’altérité.
Le pari virtuel d’un amour éternel
Devant nous une alternance en champ-contrechamp d’un corps féminin et d’un corps masculin dénudés tous deux cadrés en plan moyen, des images alliées à des voix chuchotant le désir réciproque suivies de souffles suggérant la jouissance. Non loin, les pleurs d’un bébé font dire à l’homme : ‘Tu crois qu’il nous a entendus ?’. Premières images du bonheur et de la sensualité partagés d’un couple de jeunes parents ? Quelques instants d’observation et nous saisissons le caractère extraordinaire de la situation. Julie (Judith Chemla), -chantant du Barbara a capella ‘Dis quand reviendras-tu, au moins le sais-tu ?’ devant le miroir de la salle de bain porte ouverte-, n’est pas aux côtés de Yuval (Arieh Worthalter, comédien au jeu convaincant). Elle vit à Paris avec leur bébé Lenny et son mari se trouve à Tel Aviv, sa ville natale. Au moment du départ pour Israël (nous comprendrons plus tard que la complexité des démarches administratives pour l’obtention d’un visa vont l’obligé à rester sur place plus longtemps que prévu), il fait le serment à sa femme de communiquer avec elle chaque matin et chaque soir par vidéo : ainsi ne seront-ils jamais séparés.
Nous-mêmes en tant que spectateurs, pris au jeu, nous adhérons au rituel quotidien instauré et, dans un premier temps, sommes emportés par la joie des retrouvailles des deux adeptes des échanges par Skype : petits récits anodins de la journée écoulée, présence de l’enfant dans les bras de sa maman ou se rappelant à l’attention de ses parents par des cris venus de la chambre où il dort, conseils d’éducation formulés à voix haute par un père attentionné et joueur de guitare à ses heures…Images presque banales du quotidien d’un couple ordinaire, virtuellement relié, réellement séparé.
Visions parcellaires, intimité en morceaux
Peu à peu, nous faisons connaissance avec l’un et avec l’autre. Yuval, photographe de métier, n’a pas encore de travail stable en France ni de galerie où exposer mais peut à l’occasion couvrir certains événements dans son propre pays. Sans qu’il nous apparaisse comme un reporter de guerre (allusions à un attentat terroriste, au territoire de Gaza, à l’existence de check-points), le contexte du conflit israélo-palestinien constitue un arrière-plan et suscite l’inquiétude de Julie. Elle est attirée en revanche par la chaleur des repas ou fêtes traditionnelles de famille au milieu desquelles Yuval se filme et auxquelles elle assiste à distance sans comprendre les échanges joyeux en hébreu. Loin de l’insouciance parfois affichée d’un mari sans activité régulière, empêtré dans les dédales d’une administration rétive à la délivrance rapide du précieux visa, grisé par les retrouvailles avec d’anciennes connaissances (au point de semer le doute sur sa loyauté), Julie, pour sa part, fait face avec une grande énergie et une folle fantaisie : développer son activité professionnelle, prendre soin de Lenny et s’accorder, de temps à autre, le plaisir d’une sortie entre amis. Un rôle enrichi par la finesse de l’interprétation de Judith Chemla.
Deux scènes (remarquables) avec sa mère (Noémie Lvovsky, formidable) laissent imaginer la force de caractère de cette jeune maman au corps menu, à l’agilité de danseuse et dotée d’une douce voix aux inflexions poétiques. Un anniversaire vire au règlement de comptes entre la mère (cabossée par l’existence, solitude souffrante) et sa fille (écorchée, en colère) devant les invités, sous les yeux effarés de Yuval. Par Skype toujours.
Ainsi le dispositif mis en place par les amoureux pour pallier la distance géographique et l’absence physique paraît produire des effets dévastateurs et se retourner contre ses organisateurs. Pas si simple. La fiction ne s’en tient pas à une démonstration simpliste des conséquences néfastes de la communication virtuelle sur la vie affective. Nous percevons, à travers les visions de l’un captées en vidéo et proposées à l’autre, les différences (d’origine, de culture, de langue, d’éducation…) préexistantes à la formation de leur couple, et les difficultés rencontrées pour transcender ces différences et en faire une richesse commune. Aussi le cadre des échanges vidéo à distance agit-il également comme un révélateur au sens photographique du terme. Et comme un miroir grossissant de la précarité du lien amoureux.
Jeune témoin hilarant d’une crise qui le dépasse
L’apparition, dans le champ de vision de Yuval, de Roméo, le jeune baby-sitter (Vassili Schneider, épatant) au flegme impayable, sème la panique chez le père et la pagaille dans le dispositif. Le père se transforme en détective questionnant le garçon –lui-même en pleine addiction à une série américaine visionnée sur son mobile-. Yuval l’interroge sur le sommeil du bébé, les raisons de l’absence de sa femme et lui demande de laisser la machine allumée. De l’échange affectueux à la vidéosurveillance, la frontière est ténue, ce qui ne semble guère étonner le garçon placide, accessible à toutes les virtualités. Son calme manifeste renverse encore plus les rôles lorsque le père, à l’occasion d’une autre connexion, tombe à nouveau sur Roméo, de service ce soir-là. Yuval se fait plus inquisiteur dans ses questions sur la sortie de Julie, lui demande d’aller chercher le bébé et de le prendre dans ses bras, un ordre auquel se soumet le baby-sitter avec une balourdise touchant, réduisant le père absent au statut de témoin impuissant. Comment imaginer un adulte, angoissé par l’absence de son épouse et l’échec supposé de son couple, à l’écran avec l’impudeur restituée par la caméra subjective, demandant son avis sur la question à un gamin immature (‘je ne sais pas : je n’ai jamais été avec une fille plus d’une semaine’) ?
Nous garderons le silence sur les (ultimes ?) développements de ce drame romanesque à l’heure du tout écran et de l’intimité partagée à distance. Précisons cependant qu’en faisant exploser de l’intérieur le dispositif visuel de plus en plus asphyxiant, la cinéaste et sa coscénariste imaginent une réaction de la mère qui fait trembler de peur et le père (observateur à distance) et les spectateurs. En désertant un temps l’écran de contrôle, Julie, mère aimante et amoureuse exigeante, conquiert sans doute une nouvelle voie d’émancipation.
Au-delà des interrogations sur la pérennité de la conjugalité au temps des échanges virtuels et des unions éphémères, « A cœur battant », réalisé avant l’irruption de la pandémie et les mises à distance sanitaires, interroge encore, comme le remarque Keren Ben Rafaël, notre capacité à aimer et notre humanité. Bien vu.
Samra Bonvoisin
« A cœur battant », film de Keren Ben Rafaël-sortie le 30 septembre 2020
Sélection ‘Collège cinéma’, Mostra de Venise 2019