Et si on ne renonçait pas à faire travailler les élèves ensemble, à relier les matières, à abattre les murs entre l’Ecole et le monde, à sortir dans la ville ? Déconfiner vraiment l’enseignement, telle est l’invitation de Gwenaëlle Imhoff et Emilie Arbey, professeures de français et d’histoire géographie au collège Gutenberg de Saint-Herblain. Elles ont amené leurs 4èmes à réaliser de nouvelles « Cartes du Tendre » à la manière de Madame de Scudéry pour inventer « une géographie nantaise de l’Amour ». Enjeu de ce travail créatif et collaboratif, visuel et oral : aider les élèves à s’approprier « l’espace urbain proche et pourtant trop souvent lointain ». Approche littéraire de l’espace, approche spatiale de la littérature, approche historique du présent, approche imaginaire du réel : le travail mené ouvre de fort beaux horizons …
Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est une « carte du tendre » ?
Imaginez une carte de géographie comme celles que nous avons tous connues accrochées au fond d’une classe… Observez alors attentivement le pays précieusement représenté, celui de Tendre… Ne clignez pas des yeux, vous ne rêvez pas : ce sont bien des villages aux noms amoureux, des récifs et des mers aux sentiments vifs et dangereux que vous observez ! Voilà la carte métaphorique inventée par les Précieuses au XVIIe siècle (dont on trouve une représentation dans le livre de Madeleine de Scudéry, Clélie, Histoire romaine) et qui a servi de terrain de jeux à nos élèves de 4ème !
Dans quel cadre avez-vous mené ce travail ?
Ce projet est né dans le cadre d’un EPI Lettres-Histoire/Géographie que nous avons intitulé « Nantes, une Histoire d’amour ». Un EPI dont le dessein est l’appropriation de l’espace urbain proche et pourtant trop souvent lointain pour nos élèves.
La « Carte du Tendre » est, en fait, le dernier jalon d’un travail transdisciplinaire annuel qui nous a permis de donner naissance à une géographie nantaise de l’Amour. Une réécriture de l’œuvre des Précieuses « à la sauce XIXe » en quelque sorte ! Comme dans tout projet pédagogique, il s’agit de permettre, via la création, le réinvestissement des compétences et des connaissances travaillées tout au long de l’année (dans nos deux matières). Ainsi, au cours de leur année de 4e, les élèves se sont appropriés les lieux nantais aussi bien à travers le programme d’Histoire que grâce à des sorties sur le terrain. Ils ont également appris, grâce à Cyrano ou à d’autres poèmes lyriques, à « dire l’amour ». Nous souhaitions alors qu’ils mêlent histoire, géographie du sensible et de l’espace proche, et chant amoureux. La « Carte du Tendre » s’est imposée comme une évidence !
La « carte du tendre » ne fait guère partie de l’univers culturel de nos élèves : comment les avez-vous amenés à en découvrir la nature et le fonctionnement ?
Nous avons d’abord soumis ce document aux élèves sans contextualisation, sans paratexte. Nous voulions qu’ils découvrent seuls cet « étrange » document et émettent librement des hypothèses quant à son fonctionnement. Une consigne ouverte, à résoudre en îlots, leur a donc été transmise : « Cette carte est un plateau de jeu du XVIIe siècle. Expliquez-en le fonctionnement en en rédigeant les règles.».
A la manière d’une tâche complexe, nous attendions que les élèves puisent dans les compétences travaillées auparavant, dans nos deux matières, pour mettre en œuvre la compréhension du document (savoir présenter un document à travers l’acronyme « TANDIS » – Titre, Auteur, Nature, Date, Information principale du document et source – et identifier les sentiments amoureux présents sur la carte). Des « coups de pouce » étaient disponibles pour aider les îlots les plus en difficulté. Les pièces du puzzle se sont ensuite naturellement assemblées au regard de leurs diverses propositions.
Vous avez invité vos élèves à créer une « Carte du Tendre nantaise » à la manière de Madame de Scudéry : quelles ont été les consignes, étapes et modalités de travail ?
Nous souhaitions que les élèves s’emparent de l’œuvre d’Antoine Corbineau pour créer leur « carte du Tendre nantaise ». Trois étapes ont permis cette création.
La première consistait en la découverte et l’appropriation des deux cartes.
La deuxième, la plus longue, permettait la réalisation de leur œuvre. La consigne donnée était la suivante « À la manière de Madame de Scudéry, imaginez une « Carte du Tendre nantaise ». Votre plateau de jeu sera la carte de Nantes d’Antoine Corbineau. » Après un temps individuel de confrontation avec la consigne, les élèves, en groupe, sont passés par plusieurs phases de réflexion (plus ou moins guidées selon les îlots ; en se répartissant ou non les tâches) : cheminement lexical diversifié suivant le parcours (amour, haine, amitié, indifférence), repérage dans l’espace, caractérisation des lieux (métaphore autour des lieux nantais), création de parcours et travail sur le hors-carte/hors-cadre (légende, orientation, titre, vocabulaire…).
La troisième et dernière étape consistait à présenter leur œuvre aux autres élèves de la classe et à justifier leurs choix. Les compétences de l’oral sont toutes mises en œuvre par cet exercice et permettent de se préparer à l’épreuve orale du Brevet du collège.
Les élèves ont donc présenté oralement leurs projets à la classe : pouvez-vous éclairer quelques propositions qui vous ont semblé particulièrement créatives et intéressantes ?
Nous avons été agréablement surprises de voir que les élèves ont tout de suite eu envie de s’emparer des lieux nantais pour jouer avec. Ils ont créé naturellement des liens avec les étapes amoureuses mises en évidence dans les travaux de Lettres : lien sonore, lexical, jeu de mots…. Ainsi, le boulevard du Massacre est-il devenu une étape du parcours de la Haine, « Beau-Lieu » celle de l’amour naissant, le « Lieu Unique » ou les RDV de l’Erdre des espaces de rencontre, le boulevard de la fraternité un moment de l’Amitié et l’île Forget l’aboutissement de l’Indifférence….
L’esthétisme a été très important pour les élèves : ils ont eu à cœur de ne pas dénaturer le support d’Antoine Corbineau. Chaque groupe a réfléchi à la pertinence de son choix : un travail en couleurs ou en noir et blanc ; à la meilleure manière de créer leurs parcours ; au hors carte en prolongeant pour certains les quartiers à la manière d’Antoine Corbineau, d’autres en s’inspirant des pays imaginaires de la « Carte du Tendre » (île de l’amour fou, lac de la friendzone…). Pour d’autres, ce sont les titres qui ont été le point de départ du lien entre Nantes et le sentiment amoureux (TAN : Transport de l’Agglomération Nantaise devient Transport Amoureux Nantais) ou bien encore des parcours tissés à l’image de la ligne verte du Voyage à Nantes qui traverse notre ville l’été.
Au final, quels vous semblent les profits et les plaisirs que les élèves ont tirés de ce travail ?
Il nous semble que les élèves ont pris plaisir à travailler ensemble pour aboutir à une production finale visuelle. La création plastique est un vrai atout dans ce projet : à la fois source de plaisir, de coopération (ils se sont répartis les tâches et ont dû identifier les qualités de chacun pour mener à bien le projet). Les élèves en ont retiré une indéniable fierté !
Les élèves ont été impressionnés de pouvoir travailler à partir d’une œuvre d’Antoine Corbineau car c’est une œuvre qu’ils connaissent ! Elle est affichée dans l’une de nos classes et certains la possèdent chez eux. Ils ont eu plaisir à s’approprier cette œuvre contemporaine, à la réinterpréter et à la détourner.
Nous pouvons souligner également que nos élèves se sont délectés de pouvoir user d’un vocabulaire métissé dans un travail scolaire : les mots de la cour de récréation (« Friendzone » par exemple) se sont ainsi mêlés à un vocabulaire plus littéraire.
Enfin, les élèves nous ont montré qu’ils étaient contents de mieux connaître leur ville désormais ! Ils l’ont découverte d’une autre manière et posent désormais un autre regard sur cet espace proche : un regard « maître » et intime. Ils deviennent guides chez eux.
Approche littéraire de l’espace / approche spatiale de la littérature / approche historique du présent … : en quoi la transdisciplinarité du projet vous a-t-elle paru particulièrement féconde ?
Deux classes de 4e de notre collège sont impliquées dans notre EPI, « Nantes, une Histoire d’amour » dont la « carte du Tendre nantaise » n’est qu’un des aboutissements d’une collaboration transdisciplinaire. La Direction de notre établissement soutient et favorise ce travail en nous permettant de mettre en barrettes ces deux classes dans l’emploi du temps afin qu’elles puissent travailler ensemble et cela facilite les sorties sur le terrain.
Si nous étions convaincues dès le départ que lier les Lettres et Histoire/Géographie ne pouvait être que porteur, il fallait que cela fasse sens également pour les élèves. Force est de constater qu’au fur et à mesure de l’année et des projets, les ponts entre les matières se sont créés de leur côté également. Les apprentissages méthodologiques se répondent tout comme les connaissances permettant une meilleure appropriation des programmes (les correspondances de Napoléon et Joséphine enrichissent la compréhension de l’Empire ; la Révolution industrielle éclaire « Au bonheur des Dames » ; la visite du Mémorial de l’Esclavage permet de travailler l’éloquence…) ; et les projets permettent de mener une différenciation pédagogique active et naturelle en permettant à chacun d’offrir ses compétences au groupe et de progresser.
Pour conclure, partageons notre satisfaction d’enseignantes ! En effet, nous avons pu mesurer dernièrement à quel point ce projet avait marqué et fait progresser nos élèves. En effet, ceux-ci ont montré, dans leur Journal de Confinement, qu’ils savaient réinvestir ce travail et qu’ils avaient acquis des compétences nouvelles. Ils ont ainsi transposé leur « Carte du Tendre » en une « Carte du Confinement » à la manière de Julien Dupont cette fois-ci ! Mais ça c’est encore un autre projet…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site Lettres de l’académie de Nantes
Sur le site Histoire-géographie de l’académie de Nantes
Les cartographies imaginaires de Julien Dupont