« Il faut parier que l’éducation peut encore quelque chose pour nous aider à avancer vers la démocratie ». C’est bien à un parcours que nous invite le dernier livre de Philippe Meirieu. Dans ce livre, qui est probablement le plus personnel, Philippe Meirieu n’assène pas de leçons de pédagogie. Il partage son propre parcours, jalonné de rencontres avec les grands pédagogiques actuels ou anciens. Il évoque ses doutes. Mais l’ouvrage porte aussi ses convictions, toujours interrogées, et son espoir de voir l’Ecole aider à faire naitre un monde moins inégalitaire et moins dominé. Philippe Meirieu évoque ce parcours dans cet entretien donné au Café pédagogique.
Ce nouveau livre est peut-être le plus personnel de vos récents ouvrages. Vous mettez en avant votre expérience d’enseignant dans le scolaire. Pourquoi ?
Je parle effectivement, dans ce livre, de mon expérience d’enseignement dans une école rurale de la grande banlieue parisienne, mais aussi dans un collège lyonnais durant de nombreuses années ou encore, plus brièvement, en lycée professionnel à Vénissieux. Mais j’évoque également mes pratiques de formateur et d’enseignant à l’université que j’ai toujours voulu cohérentes avec mes convictions pédagogiques. C’est très important pour moi : j’ai trop vu de cours magistraux qui expliquaient doctement qu’il n’en faut point faire ou de magnifiques exposés sur le conflit sociocognitif sans que l’on s’interroge le moins du monde sur ce qui se passait « dans la tête » des auditeurs ni sur la manière dont ils pourraient transférer ce qu’on leur avait enseigné. J’ai aussi été très attentif à la mise en place, tant avec mes élèves qu’avec mes étudiants ou en formation, à la construction de situations authentiques de coopération. J’essaye d’expliquer, le plus honnêtement possible, mon cheminement sur ces questions.
Ça n’a pas toujours été facile, tant il est vrai que les meilleurs analystes de la forme scolaire et de ses défauts peinent eux-mêmes à s’en dégager. Je me suis heurté également à la violence symbolique exercée sur les étudiants venant de BTS ou DUT dans une université qui prône la VAE mais ne la met pas en pratique. Le combat pour l’accès à la culture et aux études des jeunes qui n’ont pas le bagage culturel nécessaire doit s’incarner dans l’invention de formes d’accompagnement social adapté, mais on ne peut pas faire l’impasse sur les pratiques pédagogiques mises en place avec ces jeunes, la manière dont elles les excluent ouvertement ou subrepticement.
Finalement ce livre parle de mes engagements mais se veut surtout le témoignage d’une trajectoire. Il rend compte des rencontres, des découvertes, des émerveillements mais aussi des drames et des déceptions de ce parcours ainsi que de la manière de les surmonter. Peut-être est-ce utile, pour les collègues, de découvrir le cheminement de l’un des leurs, qui avoue comment il a évolué et ce qui lui a permis de progresser ?
En effet dans ce livre vous renoncez au traité. Pourtant vous faites découvrir un large horizon pédagogique…
Cet ouvrage n’est pas, effectivement, un « traité » qui égrène des certitudes. C’est plutôt, à tout prendre, un livre d’épistémologie de la pédagogie. Dans le second chapitre que j’ai intitulé « Les certitudes ne font pas le printemps », j’essaye de montrer que la certitude est le pire ennemi de la démocratie et de l’éducation à la démocratie. Elle bloque l’intelligence et enkyste chacun sur ses positions. J’ai, tout au long de ma vie de chercheur engagé, tenté de faire dialoguer des convictions, qui relèvent de choix éthiques et politiques, avec des connaissances, qui relèvent d’une approche rationnelle ou scientifique. Ce dialogue c’est pour moi ce qui constitue la dynamique même de la recherche et de l’invention pédagogique. On ne peut pas faire de pédagogie sans convictions. On ne peut pas en faire non plus sans connaissances. Mais on ne peut pas en faire, surtout, sans mettre en tension les unes et les autres.
Je tente ainsi de montrer comment mes convictions se sont heurtés à des connaissances et m’ont permis aussi d’en construire de nouvelles. Je crois même que toute l’histoire de la pédagogie peut être lue comme un dialogue sans fin entre convictions et connaissances. C’est ce même dialogue que l’on cherche à mettre en place chez les élèves pour combattre toutes les formes de blocage sur des représentations ou des opinions, comme toutes les dérives vers l’intégrisme et les théories du complot.
Vous dites aussi que la pédagogie et les pédagogues sont dans la tourmente. Pourquoi ?
Précisément parce que nous vivons dans un contexte intellectuel où l’on dénie toute réflexion à caractère éthique en matière éducative au profit d’un scientisme qui prétend résoudre toutes les questions. Cela compromet, tout à la fois, la recherche pédagogique et la formation des enseignants.
En prétendant asseoir l’éducation sur des certitudes, indépendamment, de toute réflexion philosophique, on transforme les enseignants en exécutants de procédures « validées scientifiquement » alors que le métier est constitué de prises de décisions qui implique des choix de valeurs. Enseigner, ce n’est pas seulement « transmettre des savoirs » – même si, évidemment, cette transmission est essentielle -, c’est aussi s’engager à faire de cette transmission une émancipation. Et cela passe par le partage du plaisir d’apprendre : si les enseignants n’incarnent pas ce plaisir d’apprendre, ils réservent le bénéfice de la transmission à ceux et celles qui ont découvert ce plaisir par ailleurs, à l’extérieur de l’école.
Mais, peut-être bien que dire que les pédagogues sont « dans la tourmente » est plutôt une vision optimiste. Ils sont, en réalité, largement dans l’oubli. Si l’on excepte la totémisation de Montessori et quelques références à Freinet, l’histoire de la pédagogie est la grande absente de la formation initiale et continue dans l’Education nationale. Et il faut s’inquiéter de l’inculture pédagogique de nos dirigeants comme de ceux qui pilotent la formation des cadres et n’ont comme seule référence les neurosciences et le « management agile ».
On est, effectivement, à l’époque des neurosciences et des « learning analytics ». Pour vous ce sont des progrès ou des utopies ?
« Nous périrons dans les eaux glacées du calcul égoïste », disait Marx. Et cette prophétie-là est, plus que jamais, d’actualité. Nous vivons une songerie dramatique qui réduit l’humain au mécanique. Or pour moi l’humain c’est ce qui déborde le fonctionnement de la machine perfectionnée que nous sommes. La réduction de l’humain à l’algorithme, comme disait Bernard Stiegler dont le récent décès est une immense perte, est probablement une des pires perspectives éducatives et politiques, une des plus grandes menaces pour l’humain.
Bernard Stiegler insistait sur un point qui me tient à coeur : le cerveau n’est pas une machine à calculer mais à arbitrer. Or la différence est importante. Dans le calcul, il n’y a qu’une seule solution. Dans l’arbitrage, il y en a plusieurs. Et le choix se fait en fonction des valeurs auxquelles on adhère. Cette différence est fondamentale. Réduire le cerveau à une machine à calculer c’est faire l’impasse sur la question des valeurs et mettre en péril l’humain dans ce qu’il a de plus précieux.
Pourtant vous ne renoncez pas. Avec ce nouveau livre vous dites que la pédagogie c’est résister…
Oui, cet ouvrage est un livre de résistance. Il n’est pas polémique. Je reviens à l’essentiel de ce qui nous anime et nous permet tous les matins de prendre le chemin de la classe en ayant le sentiment qu’on ne le fait pas que pour toucher un salaire. L’anecdote qui termine le livre est aussi une façon de dire aux collègues que quand on s’engage en pédagogie ce n’est pas pour rien : il y a toujours du « possible ». Ne lâchez rien ! Car ce sont des humains qui sont en face de vous. Qu’un seul découvre ce qu’est la liberté et la solidarité justifie toute une carrière.
Le livre avance plusieurs propositions pédagogiques. Pour quel métier enseignant ?
Le coeur des propositions pédagogiques de ce livre se situent autour de l’exigence. Je m’interroge sur ce que veut dire être exigeant avec les élèves et pourquoi c’est important de faire intérioriser cette exigence par l’élève. Un des enjeux majeurs du métier c’est que l’élève devienne exigeant avec lui-même. Ce transfert de l’exigence du maitre vers l’élève est un élément fondateur qui justifie le titre du livre et, en particulier, le mot « démocratie » : il n’y a pas de démocratie possible sans une éducation qui rende les sujets exigeants vis-à-vis d’eux-mêmes, en quête de toujours plus de précision, je justesse, de vérité.
Ce qu’on vit aujourd’hui au regard de la montée du numérique et des GAFAM, comme de toutes les formes de populismes, renvoie, pour moi, à l’urgence de cet apprentissage de l’exigence. La lucidité, la pensée critique, la posture de recherche et non d’enkystement sur les fake news les plus séduisantes, est absolument nécessaire à l’exercice de la citoyenneté et je crois que, si l’école ne peut pas tout dans ce domaine, elle peut néanmoins encore quelque chose : à condition de pas à dire à l’élève « je suis exigent pour ton bien » mais « je vais t’aider à devenir deviens exigeant avec toi-même et c’est ainsi que tu deviendras un citoyen libre et un professionnel heureux. L’exigence est le plus beau cadeau que je puisse te faire ».
Au-delà des questions de son organisation, sur quoi voudriez-vous insister pour cette rentrée ?
Je suis évidemment très sensible à l’impréparation matérielle de cette rentrée et à une scandaleuse absence d’anticipation. Mais il y a autre chose : quand j’écoute ceux qui aujourd’hui prétendent organiser la rentrée, j’ai le sentiment qu’ils s’adressent à un « enfant machine ». Il faut certes nourrir et protéger l’enfant, lui fournir des outils intellectuels qui lui permettront d’exercer un métier dans de bonnes conditions… Mais on oublie ce que les enfants ont vécu durant cette crise sanitaire sur le plan psychique : ils ont souvent souffert de solitude, certains ont subi des violences physiques ou psychiques, beaucoup ont pâti d’une situation oppressante où la mort était omniprésente. J’aimerais entendre dans la bouche du ministre qu’il est temps de relancer l’EMC, d’institutionnaliser les ateliers philo et de développer les activités artistiques et culturelles pour permettre à nos enfants de mettre des mots et des images sur ce vécu, pour que toutes et tous bénéficient d’une « catharsis » dont ils ont bien besoin.
Je m’inquiète de ce qui pourrait être une forme de « productivisme scolaire » centré exclusivement sur les maths et le français, avec une sorte d’acharnement pédagogique qui s’avèrera finalement tout à fait contre-productif. J’aimerais que l’on retrouve la vocation de toute école démocratique qui est de « construire du commun ». Partir et respecter les singularités mais construire du commun par le partage des savoirs et des valeurs qui permettent d’apprendre ensemble. Construire du commun, aussi, par la rencontre avec les questions anthropologiques fondatrices où tout un chacun peut se retrouver, se sentir moins seul parce que ses angoisses et ses espérances résonneront avec celles des autres et qu’il les retrouvera dans les grandes œuvres de la culture. Dans le livre j’insiste sur le fait que l’école n’est pas seulement faite pour apprendre, elle est faite pour apprendre ensemble, avec les autres et grâce aux autres, pour apprendre à faire société à travers la découverte des savoirs et le débat serein entre les convictions. L’école n’est pas simplement un ensemble de « services » offerts à des usagers, elle est une institution pour permettre à nos enfants de découvrir et de se reconnaître dans ce que Montaigne nommait « l’humaine condition ».
Propos recueillis par François Jarraud
Philippe Meirieu, Ce que l’école peut encore pour la démocratie, éditions Autrement, ISBN : 9782746755697, 19.90€