Faudra-t-il développer de nouvelles formations aux moyens numériques pour l’enseignement ? Qui faudra-t-il former et à quoi ? Le désormais célèbre questionnement de l’avant/après semble être porteur d’une réflexion sur le numérique qui n’aurait pas fonctionné réellement de manière satisfaisante au cours de ces mois de confinement. Les articles et reportages se multiplient sur les dysfonctionnements multiples de ce temps imprévu et peut-être même des procès en perspective. Le dénigrement des enseignants passe aussi par le numérique d’où l’appel d’un enseignant à la formation à distance, et plus largement la remarque faite par nombre d’enseignants : nous n’avons pas été suffisamment prêts à engager ces nouvelles pratiques, il a fallu nous adapter. Et pour certains, cela a été la cause d’une mise en échec, voire d’absences le plus souvent synonymes d’angoisses, de perte du sentiment d’auto-efficacité. L’ensemble de ces critiques ainsi que les observations que nous avons pu faire posent la question de l’estime de soi dans la profession. La formation des enseignants est-elle la voie pour améliorer les choses ? Il nous semble qu’il faut élargir le regard sur la formation et engager là aussi une véritable réinvention de ce qu’elle peut être dans l’enseignement mais plus largement dans l’éducation. Car face au numérique former les enseignants n’aurait pas suffi, il aurait aussi fallu, il faudra former les autres acteurs de l’éducation.
Former c’est d’abord accompagner un processus de « trans-formation ». En prenant en compte ce qui vient de se vivre au cours de ce printemps 2020 et en tentant de se projeter sur l’avenir, on peut tenter de réfléchir aux besoins de formation des acteurs de l’éducation et de l’enseignement. Mais de formation « pour quoi » et « à quoi » ? Qu’avons-nous appris qui nous permette de dégager des pistes de travail ? Quelle vision de l’éducation et de la place de l’enseignement au sein de celle-ci avons-nous ? A écouter les discours médiatiques et parfois aussi officiels, il n’y en aurait que pour le numérique (comme on peut le penser avec les Etats Généraux prévus en début novembre). Or c’est toute l’éducation et pas seulement l’enseignement qui a été mise en question. Pour le dire simplement il faudrait permettre aux parents, aux élèves, aux enseignants, à la hiérarchie de se « trans-former » pour pouvoir gérer des situations de crise et à en conduire la traversée.
Un enseignant réclame une formation sur l’enseignement à distance, un autre sur la conception de quizz, un autre sur l’utilisation des espaces collaboratifs etc. On le constate, chacune de ces demandes est issue d’une représentation de ce que peut être demain l’enseignement. Bien sûr le plus facile c’est l’équipement. Facile parce qu’il est un ajustement technique et conjoncturel. Ce qui est beaucoup plus difficile c’est d’accompagner des évolutions qui sont autant culturelles que cognitives, techniques et psychosociales. Une approche systémique est nécessaire et la prise en compte de l’incertitude et de l’imprévisible doit servir de base de réflexion. Or la formation à l’ancienne c’est fini. Les journées de stage et les catalogues ne doivent plus être l’alpha et l’oméga. De même dans les formations à distance, c’est la dimension ponctuelle qui doit être questionnée. Si une formation c’est d’abord une « trans-formation » alors elle ne peut être ponctuelle. Si ceci peut se penser lorsque formation est presque synonyme d’information, cela est impossible pour des visées de formation qui amènent à des changements culturels. Ainsi en est-il de la formation au numérique. Car penser que le numérique n’est qu’un outil c’est ignorer ce qui se passe dans la société au quotidien. Si certaines familles s’en sont sorties et ont pu faire face avec leurs propres équipements (comme les enseignants d’ailleurs), d’autres ont été mises en difficulté : matériel ancien, unique ou inadapté (le smartphone n’est pas un ordinateur comme les autres…)
Si faire des formations se base uniquement sur ce qui s’est passé au cours des derniers mois, on risque de passer à côté d’une approche plus approfondie de la prise en compte des inégalités face au numérique. On rappelle ici que si matériel et connexions sont à la base du problème, ils n’en sont pas la solution. Car utiliser ces appareils de manière pertinente et des contextes variés suppose de développer certaines habiletés, manipulatoires, informationnelles, communicationnelles et en particulier celle de résolution de problème. En effet quand cela fonctionne comme on s’y attend cela est simple. Mais lorsque le résultat n’est pas celui attendu, il faut s’adapter et réagir de manière satisfaisante. Chacun de nous a fait l’expérience de ces petits problèmes, agaçants, qui supposent soit de savoir les résoudre et donc de les analyser, soit de les contourner. Dans tous les cas, il faut savoir apprendre de l’expérience. Malheureusement les problèmes rencontrés se produisent parfois de façon aléatoire et peu fréquente… comment apprendre et consolider les apprentissages. Car l’autre particularité des usages du numériques c’est qu’ils ne peuvent être suffisamment maîtrisés sans une pratique régulière. Il en est ainsi de l’enseignement à distance qui doit s’apprendre, pour les enseignants et les formateurs, par la double pratique : enseigner et apprendre à distance.
Faire évoluer la formation c’est aussi faire évoluer les formes de la formation. Dans la formation continue, des MOOCs aux formations justes à temps et autre didacticiels vidéo (rapid learning, micro learning, …) on trouve toutes les possibilités mais elles ne sont pas réellement considérées comme de la formation… Ainsi en a-t-il été pendant vingt années de la formation à distance qui a toujours été suspectée par les financeurs d’une part et par les services formation des ressources humaines d’autre part, un peu comme aujourd’hui certains se méfient du télétravail… Pour le monde de l’éducation il en est de même. Mais le poids de la forme scolaire présentielle pèse tellement sur les enseignants, les parents, les élèves et l’institution qu’il est très difficile de la faire évoluer et donc en son sein de faire évoluer la formation des acteurs. Certes des évolutions existent ici ou là… mais on est très loin d’une évolution réelle pourtant clairement identifiée en particulier pendant cette période si particulière. Car ce que cela a révélé, comme on peut le constater dans les récits des élèves, c’est la difficulté qu’ont eu les enseignants à scénariser leur enseignement et le faire passer aux élèves. La plupart ont transposé au moins mal leur pratique habituelle, compte tenu de l’urgence. Passer de la présence à la distance ne se fait pas mécaniquement.
Bien sûr chacun aspire à revenir à avant !!! chacun aspire à ce que l’après ne devienne pas similaire au pendant !!! Mais si l’on veut vraiment faire évoluer le système scolaire, il faut repenser la place de l’école dans une société qui doit se restructurer au nom de plusieurs impératifs, sanitaires, écologiques, économiques, humains… En focalisant sur le numérique l’analyse de ce qui s’est passé, on risque de passer à côté des vrais problèmes. Enseigner l’informatique dès le plus jeune âge ne sert à rien s’il n’est pas inséré dans une approche culturelle et sociale plus globale. Malheureusement ce ne sont pas les réponses des trois dernières années apportées par le ministère (interdiction du téléphone portable, enseignement de l’informatique en particulier) qui sont une réponse adaptée. Parmi les pistes qu’il faut explorer, dans un vrai partenariat avec les collectivités territoriales, un partenariat vraiment éducatif, c’est la continuité entre le scolaire et le péri, le para et l’extrascolaire. Evitons de laisser se développer un marché de l’éducation individualisée au risque de la perte d’une cohésion sociale. Le développement des moyens numériques dans le monde entier est le dernier avatar d’une mondialisation fondée sur les flux. Sauf qu’avec la pandémie, les flux physiques ont dû être interrompus et suppléés par les moyens numériques à tous les niveaux d’activité et de responsabilité, hormis pour un certain nombre d’activités qui ne peuvent exister qu’en présence physique. L’apprendre et l’enseigner ont pu exister partiellement sans cette présence physique, mais pas sans interactions humaines. Il leur manque bien sûr une dimension, présente dans le face à face, mais doit-elle être aussi pesante que cela ? L’avenir de l’éducation est en jeu derrière cette question.
Bruno Devauchelle
Tribune dans le journal le Monde du 9 juin 2020