Après avoir remarquablement échoué à gérer la crise sanitaire, le gouvernement s’acharne à louper la reprise. Là où il faudrait de la concertation, il méprise l’avis du conseil scientifique qu’il a lui-même institué et des professionnels et multiplie la communication brouillonne. Le sentiment d’insécurité et de défiance est à son comble. Jetés dans cette aventure, les syndicats veulent gagner du temps. Certains sont dans le refus de la reprise. Tous sont face à leur responsabilité. Tous sont pris au piège du possible. Dans l’enseignement, comme dans la société, on s’approche du point de rupture.
Quand la météo est mauvaise, brutaliser l’équipage
Quand dans la tempête, le navire donne de la bande et que le capitaine ne suit pas la météo, que se passe t-il ? Le capitaine, le second et le chef mécano se succèdent dans les hauts parleurs du navire pour donner des ordres contradictoires. L’équipage apprend à s’organiser sans eux.
Après avoir ignoré l’avis négatif du conseil scientifique sur la reprise, le gouvernement décide de s’affranchir aussi de toute concertation avec les syndicats de l’éducation et d’imposer ses décisions comme s’il avait les choses bien en mains. Mais il n’est pas capable d’organiser une reprise en sécurité.
Cette politique ne fait qu’augmenter le sentiment d’insécurité et la défiance. Elle met ainsi chaque acteur, y compris les parents, seul, face à ses responsabilités.
Les syndicats veulent gagner du temps
« La date du 11 mai est largement prématurée au regard de la capacité de maîtrise actuelle du risque sanitaire affichée par le ministère », écrit la Fsu, première organisation syndicale de l’éducation nationale, le 26 avril. » A quoi sert de s’entourer d’un comité scientifique si son avis n’est pas pris en compte et que c’est une décision politique qui prévaut ? Sur quelle autre autorité médicale s’appuie donc cette décision politique ? », demande la FSU. « La mise en œuvre doit être concertée entre enseignants, représentants des parents et élus locaux dans les conseils d’école et d’établissement et, à minima, la première semaine de reprise doit y être consacrée. Si les mesures sanitaires ne peuvent être mises en œuvre, si les masques ne sont pas fournis, ou si une double journée venait à être demandée aux enseignants pour assurer le présentiel et le distanciel, aucune ouverture ne pourrait avoir lieu avant septembre. »
« Le Président de la République s’affranchit donc de l’avis des savants : il assume de prendre la responsabilité de jouer avec la santé de toute la communauté éducative, mais aussi de l’ensemble de la population, puisque toutes les études scientifiques montrent que les établissements scolaires sont des accélérateurs de diffusion du virus. Irresponsable », tonne le Snes Fsu, qui envoie « un ultimatum » au ministre. « Comment organiser le déplacement des élèves selon les niveaux, pour ne pas qu’ils se croisent, tout au long de la journée ? Comment rendre possible en moins de deux semaines le nettoyage pluriquotidien des salles, des poignées de portes, des rampes d’escalier sans que tout cela n’ait été anticipé .. Sans garanties sanitaires applicables partout, les établissements scolaires et les CIO ne peuvent être ouverts, le 11 mai ou après, pour reprendre leurs activités quotidiennes et habituelles. Seul un accueil du type des enfants de soignants pourrait alors être assuré. »
Première organisation concernée par la date du 11 mai, puisque le premier degré pourrait rentrer dès cette date, le Snuipp Fsu souligne l’anxiété crée par cette annonce en contradiction avec l’avis du conseil scientifique. « La santé semble la grande oubliée », nous dit Francette Popineau, co-secrétaire générale du Snuipp Fsu. « Ca ne peut que générer de l’insécurité. Même les collègues partants s’interrogent sur le bien fondé de cette décision. Ce serait sage de laisser localement du temps, un temps long, pour construire les solutions ». Le Snuipp « n’enverra pas les enseignants au travail si les conditions de sécurité ne sont pas réunies ». Pour le syndicat, les parents savent que la sécurité des enfants est la première préoccupation des enseignants.
« Reprendre le 11 mai semble difficile à mettre en œuvre », nous dit Stéphane Crochet, secrétaire général du Se-Unsa. « Cela fait courir le risque de dégrader la continuité pédagogique qui a atteint son rythme de croisière ». Pour lui il est difficile en aussi peu de temps de faire respecter les consignes du conseil scientifique d’autant qu’elles demandent une coordination avec les collectivités locales. La méthode du gouvernement est « irresponsable » car « la profession est sous tension et ça va être difficile de la faire tenir alors que les collègues sont écartelés entre leur conscience professionnelle et l’inquiétude pour leur santé sur fond de défiance depuis des mois ». Pour s’en sortir « il faut une construction collégiale locale et modeste ». Ce qui nécessite du temps.
Position ferme aussi de Sud Education : « À défaut des garanties indispensables, SUD éducation appellera les personnels à ne pas se rendre dans leur école ou établissement le 11 mai dans le cadre de leur droit de retrait ou de leur droit de grève. »
Enfin deux syndicats refusent la reprise. FO a pris cette décision avant l’annonce du conseil scientifique. Le Snalc vient de lui emboiter le pas. » Le Snalc demande que l’avis du Conseil scientifique soit suivi, et que le gouvernement annonce au plus vite que les écoles, collèges et lycées resteront fermés jusqu’en septembre, hors organisation d’un accueil sur le modèle de ce qui se fait actuellement pour les enfants des personnels soignants. Si la volonté de réouverture devait se poursuivre et compte tenu des éléments publics dont il dispose désormais, il appellera l’ensemble des personnels de l’Éducation nationale à faire valoir leur droit de retrait à partir du 11 mai ».
Le poids des responsabilités
Fort de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement pense piéger les syndicats. Alors qu’il parle sans cesse de concertation dans les médias, il repousse les discussions avec les syndicats de lundi à mercredi, après l’annonce des décisions gouvernementales qui aura lieu mardi après midi. Cette façon de faire, bien dans la continuité de ses pratiques, n’est pas la plus efficace dans une crise grave.
Pour rendre effective la reprise le 11 mai il va falloir articuler les décisions nationales avec les réalités locales. Sur le terrain cela se traduit par imposer les consignes de la hiérarchie aux enseignants. Le gouvernement pense pouvoir s’appuyer sur l’opinion publique pour contraindre les enseignants à reprendre sans conditions le 11 mai. La décision de ne pas rendre obligatoire le retour des élèves à l’Ecole était sans doute la seule possible. Mais c’est aussi une façon d’obtenir les suffrages des parents.
Cette politique du rouleau compresseur a ses limites. La première c’est que les hiérarchies locales sont-elles-mêmes inquiètes des responsabilités qu’on leur fait endosser en réouvrant les écoles et les établissements contre un avis des autorités sanitaires. C’est la question principale qui est en discussion dans les syndicats de personnels de direction en ce moment. Les chefs d’établissement ne veulent pas porter le chapeau des insuffisances gouvernementales et avoir des victimes dans leur équipe ou leurs élèves. Il y a ensuite le poids des réalités. Les personnels de direction ne sont pas certains qu’il soit possible d’organiser la reprise en un temps aussi court. Le secrétaire général du principal syndicat de personnels de direction parle de « mission impossible ».
Le silence et le poids du local
L’ombre de la catastrophe sanitaire flotte aussi au dessus des collectivités locales dont on admire le silence depuis samedi. Rien ne pourra se faire sans elles. Ce sont elles qui ont les clés de la mise en pratique des mesures sanitaires, de l’organisation des transports scolaires, de la restauration etc. Or il n’est pas certain que toutes prennent le risque de la reprise dans des conditions aussi aventurée. Elles aussi ont intérêt à jouer la montre.
Enfin il y a les enseignants. Si la majorité d’entre eux est prête à reprendre le travail, ce n’est pas forcément à n’importe quelle condition. Eux aussi ont la responsabilité de leurs élèves. Et reprendre dans les moins mauvaises conditions exige un gros travail d’organisation concrète.
Face à la gesticulation brouillonne d’un gouvernement particulièrement incompétent, le terrain doit s’organiser et faire preuve d’imagination. La rentrée se fera mais au rythme du local. C’est peut-être cela la leçon de la crise. Alors que l’autoritarisme s’affiche au sommet, le local découvre qu’il a le dernier mot.
François Jarraud