Les demeures de l’incertitude sont nombreuses suite à l’annonce de l’hypothétique reprise du 11 mai et les propos médiatiques tenus depuis quelques jours. Entre des parents angoissés, des enseignants apeurés, des élèves insouciants, des politiques pressés, et une population « fatiguée » les hypothèses vont bon train. Les commentateurs, patentés ou non, s’autorisent des sorties qui montrent davantage leurs états d’âmes, leurs angoisses, et parfois leur ignorance qu’une analyse certes critique mais suffisamment bienveillante compte tenu de ce que l’on ne sait pas (habituellement on dit plutôt de ce que l’on sait, inversion brutale).
Ces propos ont tous leur légitimité dès lors qu’ils sortent des propos rituels que l’on entend en particulier de la part des structures et institutions qui ont l’habitude de fournir leur discours formaté d’éléments de langage, de novlangue et de langue de bois. Ce que l’on observe c’est que l’angoisse rejoint parfois le parti-pris. Ceci est accentué lorsque le propos tient en moins de 256 caractères et est présenté sous la forme d’une phrase affirmative et définitive. Pour analyser ce qui est en train de se produire, il faut tenter de se dégager de tous ces propos publics, amplifiés par les titres des articles de toutes sortes de médias et essayer de trouver ce qui est à l’origine du propos. Ainsi au sujet de l’après 11 mai dans le monde éducatif peut-on interroger tous ces discours à l’aune de ces deux éléments, angoisse et parti-pris. Dès à présent alors que la reprise à distance s’amorce pour une zone et que les vacances commencent pour une autre zone (le virus ne connait pas plus les zones, les vacances que les frontières…) les questions se posent et méritent d’être approfondies, non pas pour trancher trop rapidement, mais d’abord pour explorer les possibles.
Préambule aux pistes à explorer : Etats Généraux du Numérique Educatif : une erreur ?
Dans un récent billet, je défends l’idée qu’il ne faut pas limiter les Etats Généraux au numérique éducatif, mais plus généralement à l’enseignement et la pédagogie ou encore davantage à l’éducation en temps de crise. La première raison est que centrer une manifestation sur ce sujet ne permet pas d’analyser plus globalement et de manière systémique ce qui s’est passé. En déclarant : »Je monterai des états généraux du numérique éducatif à la rentrée, pour faire le point sur les enseignements positifs qu’on veut tirer de ce qui s’est passé. » le ministre n’a pas mesuré de quelle manière il fermait le questionnement et surtout, en insistant sur le positif, combien il mettait de côté l’essentiel : les fractures numériques, incluant bien sûr les fractures éducatives.
Les situations vécues et remontées par les familles, les élèves, les enseignants, les personnels de direction vont toutes dans le même sens : la situation questionne les conditions de possibilité d’une éducation dans la société contemporaine. Il y aurait alors matière à faire travailler ensemble nombre d’acteurs (et pas seulement les habituels représentants, associations, syndicats, politiques… voire lobbys) pour tenter de faire émerger, avec l’aide d’équipes de recherche pluridisciplinaires ouvertes, l’ensemble des questions que la distance amène à poser à l’enseignement présentiel habituel. Cela permettrait aussi de dégager une vision renouvelée de la place de l’école dans la société et de son rôle. Repartir de Condorcet, par exemple, pourrait être un cadre d’analyse intéressant et riche. Partir des questionnements posés au début du XXè siècle par les grands mouvements pédagogiques d’entre deux guerre (l’école active, le mouvement de l’éducation nouvelle), s’interroger, à la suite de Joffre Dumazedier sur les mouvements d’éducation populaire après la seconde guerre mondiale, revenir au fameux colloque d’Amiens de mars 1968 :» « Pour une école nouvelle : Formation des maîtres et recherche en éducation » » pour en mesurer les retombées sur la pensée de l’école du XXiè siècle. On évitera, dans un premier temps de parler de ce serpent de mer que sont les fameuses « compétences du XXiè siècles » tant les propos sur ce thème sont pour l’instant davantage du domaine de la prédictologie ou du business éducatif et formatif que du domaine d’une véritable réflexion éducative pourtant amorcées par l’Europe ou encore l’UNESCO dans les années 1990.
Monsieur le Ministre, je vous fais donc la proposition de changer ainsi vos Etats Généraux afin qu’ils se transforment en réflexion de toute une société sur ce qu’est, en matière éducative, un Etat Généreux !!! soucieux du bien commun et du faire société.
1 – Reprendre le travail à distance, oui mais comment
Chacune des zones se retrouve progressivement en période dite de classe, les vacances seront « officiellement » terminées. Il semble bien, d’après les témoignages recueillis que la plupart des enseignants ont pris des vacances, encouragés plus ou moins par leur hiérarchie. Dans les faits, nombre de personnels de direction ont continué d’assurer une présence à distance pour répondre aux questions que peuvent se poser les familles et les élèves. Certains enseignants ont toutefois continué à garder le contact : on ne peut pas lutter contre les inégalités en temps habituel et cesser cela quand on est en vacances, dont on sait qu’elles s’y accroissent souvent. On peut penser que les efforts des premières semaines ont été très lourds pour nombre d’enseignants qui découvraient une situation qui les a amenés à « sur-travailler ». Il est dommage que l’on n’ait pas su transmettre à tous le message d’une continuité différente et que l’on ait prôné « l’école à la maison » ce qui est un oxymore. Après les vacances, chacun va donc tenter de reprendre un rythme, mais il est probable qu’il sera beaucoup plus lent que dans la première partie du confinement. On a compris (au vu des décisions sur les évaluations aussi) qu’il fallait surtout maintenir la dynamique d’apprendre, la dynamique de curiosité intellectuelle, fusse par le jeu (comme en témoignent certains) afin que les élèves ne perdent pas le fameux « fil rouge » de la scolarité. Ce lien scolaire est ce qui assure habituellement (hors confinement) la continuité même en période de vacances. Il est la plupart du temps implicite et relève le plus souvent des choix et des projections des élèves eux-mêmes, soutenus par les enseignants. Reprendre la classe à distance, c’est s’assurer du lien, réengager des dynamiques, sans perdre de temps à penser au déconfinement qui lui viendra plus tard et pour lequel il faudra probablement s’appuyer sur les habitudes prises pendant le confinement.
2 – Des pistes à explorer pour en sortir
On peut s’amuser à faire l’inventaire des solutions évoquées. A commencer par la non solution : pas d’école si pas de garantie. Cette idée qui affleure l’idée de nombreux professionnels est surtout une incantation qui ne tient pas compte d’une réalité : il n’y aura pas de garantie, il faudra accepter l’incertitude… Parmi les solutions le plus souvent évoquées, celles qui tournent autour de la distanciation. Etonnante proximité de sens que de faire de la distanciation en présence… un peu comme dans les EHPAD, mais c’est toujours mieux que rien. Pour cette distanciation, il faudrait pousser les murs des écoles. Ce sera la première réflexion à avoir : l’espace et ses aménagements correspondants aux nécessaires protections sanitaires de tous. Si vous avez visité les établissements scolaires et circulé dans les classes en temps habituels, vous savez combien la distance minimale physique est difficile à mettre en place vu le nombre d’élèves et les normes en vigueur (ratio du nombre de mètres carrés par personne dans une salle de classe).
Alors l’une des seules pistes explorées c’est l’alternance : matin/après-midi, une semaine sur deux, deux jours/trois jours etc. Certes on pourra territorialiser le choix du nombre d’élèves dans une classe compte tenu des résultats du département aux examens de santé (cf. les discours officiels), mais le risque sera-t-il moindre ? Le plus important sera la responsabilisation de tous les acteurs : les familles qui s’agglutinent au portail des écoles à la fin de la journée devront y renoncer (distances de sécurité oblige). Les masques ne sont pas de vrais remèdes, ce sont des préventions, indispensables mais limitées en réalité en termes de protection (qualité, durée d’utilisation, etc.…), ils ne dispensent de rien, encore moins dans les salles de classe. Evoquons aussi les cours de récréation bondées et les couloirs des établissements bondés aux heures de flux communs en fin de cours. Là encore rien n’est à négliger…
Le ministre répondant à la commission de l’assemblée nationale confirme les hybridations comme modèle pour permettre une reprise mais avec une domination du présentiel autour de plusieurs possibles, petits groupes, alternance, sport et culture, etc. On a pu aussi noter l’importance de l’obligation de scolarité (c’est dans la loi) qui s’appliquerait d’abord à ceux qui l’ont oublié dans le confinement. On a pu aussi comprendre que les fondamentaux doivent être revus en premier avec l’école primaire qui serait en tête de pont. On sait aussi que des ados sont plus en mesure de rester à la maison seuls que des petits, on peut y voir un arrangement social et économique. Ce qui est constant c’est que les moyens numériques sont à la base de toute solution qui n’oblige pas une présence obligatoire et systématique en classe. Nous passerons alors du tout à distance au partiellement à distance. L’idée est pragmatique, mais attention il n’est pas certain que cela puisse se faire… réellement.
3 – Rappelons-nous les inégalités, après plus qu’avant
Le concert de réclamations à propos des inégalités durant cette période laisse interrogateur l’observateur attentif. Les enquêtes PISA ont caractérisé le système français comme particulièrement inégalitaire et cela de manière durable. La récurrence des propos des politiques depuis de nombreuses années n’a pas vraiment changé les choses depuis que tous les enfants doivent être scolarisés jusqu’à 16 ans. La question centrale sera celle de la manière dont nous allons essayer d’avancer dans ce domaine après la reprise. Va-t-on tous se contenter de l’état d’avant ou va-t-on se pencher sérieusement sur la question à tous les niveaux du système et pas seulement en primaire et sur les apprentissages généraux, lire, écrire, compter, calculer… Certes l’attention portée par le ministère à ce sujet est une idée intéressante, mais est-elle suffisante et surtout réellement efficace ? difficile de le savoir sans des évaluations à long termes (et non pas uniquement à court terme comme cela est fait actuellement). Les inégalités mises en avant ont été aussi fortement associées aux moyens numériques : là encore un risque d’écran de fumée par rapport aux questions de fond.
4 – Eduquer au bien commun et au faire société
Les élans de solidarité croisent déjà les guerres médiatico-politiques nationales et internationales. Il est temps de fustiger les politicailleurs de tous poils. Occupez-vous de ce qui est essentiel, pas de votre ego, de votre carrière ou de celle de votre parti (pris) politique. Essayez d’imaginer une autre société, sans céder au vieux rêve d’imposer l’idée que vous en aviez avant le confinement, avant le déséquilibre total. Pour qui construisons nous une société ? Pour tous, jeunes et moins jeunes, mais assurément on construit une société non seulement pour les vivants d’aujourd’hui mais aussi de demain et d’après-demain. Cette nécessaire réflexion sur le long terme suppose bien sûr de s’affranchir du court terme et de la satisfaction immédiate de nos besoins (et encore davantage de nos seuls désirs). Le premier enjeu sera de définir ce qui est commun et auquel nous tenons tous, collectivement. Le deuxième enjeu sera de redéfinir ce que c’est que de « faire société ». L’histoire nous apprend comment dans le passé les sociétés se sont redéfinies suite à des ruptures essentielles. Même si la situation actuelle est d’une autre nature, l’humain lui, reste suffisamment constant (les mutations génétiques sont peu fréquentes) pour que nous que ce qui a fait l’histoire continuera de se faire avec des inflexions peut-être, mais avec des mécaniques proches.
Faire société c’est alors assurer que tous les enfants, tous les élèves, se sentiront partie prenante d’une société qui ne soit ni une société de vieux, ni une société d’adultes. C’est aussi établir des principes qui en aucun cas ne doivent être des certitudes mais plutôt des cadres de l’action face à l’incertitude. Ce que nous apprend le temps actuel c’est justement qu’à vouloir chercher des réponses certaines, on a fini par oublier qu’elles n’existent pas et que, de plus, l’inattendu est justement ce dont on est le plus certain. Quand des programmes scolaires tentent d’imposer des vérités, comment introduire cette dimension dans une éducation pour demain ?
5 – Commencer à relire nos expériences : des recherches et après…
Ça y est, on commence à se dire qu’il faudrait s’intéresser à ce qui se passe, s’est passé. Intéressant de voir la multiplication des initiatives universitaires, d’associations, voire de l’institution elle-même. Chacun veut y aller, en France et à l’étranger, de son enquête en ligne ou de mener des entretiens, bref du recueil de données pour ensuite d’une part comprendre ce qui se passe d’autre part proposer des pistes issues de ces analyses. L’idée de tous est intéressante au risque de ne pouvoir obtenir des réponses valables (comme pour chaque enquête). Quant aux sondages des instituts et entreprises sollicitées, on sent bien qu’il y a là d’autres visées d’analyse qu’il faut toujours questionner, tant ils peuvent être sujet à caution.
Le travail à mener va d’abord avoir lieu au retour des équipes dans les établissements. Ce travail va s’appuyer sur ce qui s’est réellement passé individuellement et collectivement. Comment chaque enseignant s’est débrouillé au jour le jour ? Comment autour du (de la) prof principal, du (de la) directeur d’école, du (de la) principal ou du (de la) proviseur le collectif a-t-il pu exister au cours de ces semaines et qu’en a-t-il appris ? On perçoit déjà des éléments très intéressants, mais aussi disparates, allant de l’isolement à la communauté d’intérêt et de pratique. Autour de ce travail de reconstruction vont apparaître des possibles dans le management de l’institution scolaire et de ses acteurs dans un contexte imposant les moyens numériques comme base de l’espace-temps scolaire. La notion de communauté éducative pourrait en ressortir grandie, ou tout au moins être apparue comme un incontournable pour refonder une école durable.
6 – Aider les élèves à comprendre : de la science à la géopolitique
A plusieurs reprises nous avons évoqué les questions que se posent les élèves dans ces situations de crise (et pas seulement la dernière). Outre les questions purement scolaires (dans les programmes), existentielles (dans le relationnel de l’école), s’impose la question de la « mondialisation numérique » et son impact sur « la mondialisation des biens et des services », mais aussi sur la mondialisation des flux interhumains, des savoirs. Rappelons ici l’importance du rapport à la vérité scientifique qui devra faire l’objet d’un travail régulier avec les élèves. Rappelons aussi l’importance qu’il va y avoir de permettre aux élèves de mettre autre chose que des mots et des idées sur le thème de la mondialisation. Par l’intermédiaire du web, des technologies, il est possible de mener un travail approfondi et néanmoins constant, permanent. Ce n’est pas enseigner la mondialisation qui est à envisager, mais la repérer et la déconstruire partout où elle se présente. Il s’agit alors qu’apprendre soit une sorte d’enquête permanente pour comprendre le monde qui nous entoure et pas un cours formaté. Travail d’autant plus difficile que nous, adultes, avons du mal à le mener, malmenés que nous sommes aussi par les médias de toutes nature d’une part, mais aussi par les limites de nos fonctionnements cognitifs qui peuvent nous faire déraper à chaque instant. L’émotion, le vécu psychologique, l’angoisse peuvent influencer notre façon de regarder ce qui nous entoure et nous empêcher d’en faire l’analyse. Et pourtant cela peut aussi être une sorte de procédure mécanique et systématique permettant d’initier une réflexion plus ouverte. Cela commence bien sûr par l’identification des sources d’information de manière approfondie puis par leur mise en comparaison avec d’autres sources et enfin par leur mise en débat. Au final il s’agit aussi que chacun puisse reconstruire une cartographie dynamique des phénomènes étudiés : commerce, marchandises, idées, savoirs, argent etc.
7 – Des ressources, toujours des ressources, oui mais lesquelles ?
Une question m’a récemment été posée : y a-t-il une labellisation des ressources pour l’éducation nationale ? Rappelant alors le label ancien RIP (Reconnu d’Intérêt Pédagogique), force est de constater qu’il n’y a pas vraiment de labellisation ni de normalisation des ressources. Alors que le ministère annonce qu’il va encore renforcer sa politique de mise à disposition des ressources, s’appuyant aussi sur les opérateurs de l’Etat, mais pas exclusivement, de toutes parts des mises à disposition ouverte (temporairement gratuites au moins) de multiplient. Quand on sait la difficulté que les enseignants déclarent avoir face à toutes ces ressources, il est important qu’il y ait une volonté d’aider à y voir clair. Oui, mais comment ? Centralisation des ressources, labellisation, autorisation, ou au contraire ouverture à tous et à toutes les sortes de ressources ? Il n’y a pas de solution toute faite. Du coup il faut interroger les enseignants, les formateurs, les fournisseurs de ressources (éditeurs compris), les passionnés, les indifférents pour essayer d’envisager des démarches suffisamment structurées pour aider chacun.
Au début du web, les listes de diffusion et sites d’enseignants ont été le terreau d’une organisation fondée sur la mutualisation. Bien vite elles se sont trouvées concurrencées du fait de la quantité colossale d’informations autres disponibles. Comme de plus, dans une volonté de visibilité, des institutions tout comme des entreprises et des associations (de toutes sortes) chacun a vu dans ces ressources un moyen d’influencer, d’être vu, de vendre etc.… alors c’est devenu une cacophonie que de nombreuses initiatives institutionnelles (état, collectivités) ne sont pas parvenu à structurer. A l’occasion du confinement, cette bagarre des ressources s’est amplifiée ajoutant à la confusion générale. Même si traditionnellement les éditeurs de manuels scolaires ont une légitimité d’avance, ils sont eux-mêmes bousculés et mis en concurrence. Une réflexion (cf. les écrits de Philippe Champy ou ceux plus anciens d’Alain Choppin) existe sur ce sujet, elle mériterait d’être prolongée… dans l’futurs Etats Généraux par exemple…
Bruno Devauchelle