Fondateur de l’Observatoire Universitaire International Éducation et Prévention (OUIEP) qui réunit des chercheurs et chercheuses qui travaillent sur les violences à l’école, le cyberharcèlement, le décrochage scolaire, le complotisme, Benjamin Moiganrd connait bien les nouvelles problématiques scolaires. Il analyse pour le Café pédagogique les effets de la crise sanitaire sur l’école.
La crise augmente-elle le risque de décrochages ?
Je pense qu’effectivement la crise ne va pas aider les élèves qui étaient déjà loin de l’école. On sait bien que les apprentissages via le numérique servent d’abord les élèves qui sont plutôt à l’aise avec la culture scolaire. Il y a donc fort à parier que les élèves en difficulté avant la crise le seront d’autant plus après, et ce n’est pas le numérique qui aura résolu leurs difficultés.
Toutefois, je ne pense pas qu’il y ait des élèves définitivement perdus. Raccrocher ces élèves va nécessiter des aménagements et un suivi très particulier. La difficulté, c’est que les démarches qui seront matériellement possibles sont peu lisibles. Les dernières annonces sur la rentrée progressive du 11 mai laissent beaucoup d’incertitudes. Rien ne peut remplacer le présentiel pour ces élèves, il faudra donc que les enseignants trouvent les moyens de faire en sorte qu’ils reviennent à l’école avec un sentiment d’accrochage fort, pourquoi pas en priorisant l’accompagnement des élèves les plus en difficulté. Non pas pour « rattraper le retard », mais pour les réinstaller dans les apprentissages et l’environnement scolaire.
Mais mon sentiment, étayé par ce que j’observe sur mes terrains d’enquête et les échanges que j’ai avec les enseignants et les élèves que je suis habituellement, c’est que pour ceux qui sont les plus en difficultés en particulier, l’envie de retour à l’école est très forte. Alors, clairement, ce n’est pas seulement pour les apprentissages, c’est aussi pour retrouver leurs copains, leur vie sociale. Mais je pense que le retour offrira l’opportunité d’un retour plutôt serein dans la classe. A condition cependant que les événements et les tensions qui montent dans certains quartiers n’ouvrent pas la voie à des ruptures plus fortes.
Finalement, plus tôt on rentrera mieux ce sera ?
En effet, je pense que plus tôt on rentrera mieux ce sera. Mais cela ne doit pas se faire dans n’importe quelles conditions, évidemment. Les élèves les plus éloignés de l’école sont ceux qui ont besoin de plus d’école. Cela peut paraitre banal de le rappeler. Mais la tendance n’est pas celle-là avec un discours fort d’inadaptation de certains élèves au cadre scolaire. De fait, les élèves en grande difficulté peuvent être plus éloignés de l’école par une distance sociale et culturelle réciproque, par le fait de ne pas bénéficier de dispositifs de soutien… Cette crise a creusé cette distance avec un lien qui est très distendu, qu’il faudra restaurer. Il ne faut pas considérer que cette crise a les mêmes effets pour tous les élèves et différencier sans doute les formes d’accompagnement à venir.
Mais encore une fois, les conditions du retour sur les bancs de l’école sont très importantes. On sait d’expérience que dans les lycées, et tout particulièrement dans les lycées professionnels, il y a un fort taux d’absentéisme en fin d’année scolaire… Que se passera-t-il dans les semaines à venir ? Personne ne le sait vraiment, il est important de reconnaître que nous sommes face à une situation inédite. Il faut des outils valables pour mesurer ce qui se passe réellement sur le terrain, contrairement à ce qui s’est passé lors de la crise. Quand on entend les chiffres du ministère sur le taux de décrochage qu’il situe à 5 à 8 % sans aucune assise statistique pour les justifier, on est en droit de s’inquiéter. Il faut se méfier de cette approche au doigt mouillé et rentrer dans des logiques qui sont beaucoup plus vérifiées et vérifiables et qui permettent d’éclairer le terrain plutôt que de lui imposer des vues dont on ne sait pas très bien d’où elles viennent.
L’école à la maison passe par le numérique. Est-ce une illusion ?
Oui, même si certains enseignants et élèves communiquent et travaillent depuis le confinement. Mais par définition, l’école ce n’est pas à la maison ! On peut repérer au moins trois illusions sur ces questions.
La première est d’imaginer que le numérique peut faire mieux que le présentiel. Cela est complètement invalidé par l’ensemble des recherches qui s’intéressent à ces questions. On sait que la technique ne peut pas remplacer l’activité scolaire en présentiel parce que la démarche d’apprentissage nécessite un accompagnement, des cadres didactiques spécifiques, une forme singulière d’organisation qui permet de créer des conditions d’apprentissage. Le numérique seul ne peut donc pas tout, et c’est en particulier vrai pour les élèves en difficulté.
La deuxième illusion, c’est d’imaginer que le numérique est accessible à tous. Là encore, on voit bien les écarts faramineux d’une famille à une autre dans ce qui est de l’ordre de l’équipement. Suivre des cours à distance ou faire des exercices donnés par l’enseignant sur un téléphone portable ou sur un ordinateur, c’est loin d’être la même chose.
Et puis enfin, le discours qui consiste à dire que tout est sous contrôle et que finalement la gestion de cette crise a peu d’incidence est problématique. La mise en avant de solutions techniques qui prendraient le relais du présentiel dans la « continuité pédagogique », est inaudible sur le terrain. C’est faire fi de difficultés qui sont à la fois matérielles et pédagogiques. Les enseignants sont très peu formés aux pédagogies du numérique, et on leur demande du jour au lendemain de faire comme s’ils pouvaient transposer en ligne les activités du présentiel. C’est comme si on demandait à un footballeur de ne plus jouer avec un ballon rond sur son terrain, mais de dribbler avec un ballon de rugby. Il y arrivera, mais l’efficacité sera très relative. Et bien mon sentiment c’est que les enseignants sont aujourd’hui dans cette situation : ils bricolent comme ils peuvent, entre les contraintes techniques, des référentiels numériques qu’ils maitrisent mal, et des contraintes personnelles et familiales dont on ne parle pas non plus. Bien sûr que certains parviennent à suivre leurs élèves avec un dévouement et une mobilisation qu’il faut saluer. Mais globalement, il y a des difficultés énormes que l’on ne peut pas affronter à coup de slogan sur la « nation apprenante ». Si l’idée est belle, elle me semble très éloignée des réalités de cette séquence.
Selon votre expérience, cette crise pourrait-elle avoir une issue positive en rapprochant école et élèves en difficulté ?
Je suis très prudent sur l’après, il faudra le mesurer, et je ne suis pas devin. Mais je ne vois pas en quoi cette crise pourrait avoir une issue positive. Là encore, le fait de dire que c’est une opportunité pour devenir une société apprenante, je n’y crois pas. Je pense que ça va changer quelques pratiques sur l’usage numérique des enseignants, peut-être aussi celui des élèves. Il faudra mesurer cela, mais cela ne révolutionnera pas la manière de faire l’école pour une raison simple : l’école n’est pas qu’un espace de « transmission » des savoirs ; elle est l’institution dans laquelle on apprend à apprendre, à ne pas être d’accord, mais à vivre ensemble, à fixer des valeurs communes et partagées. Le numérique peut être un outil parmi d’autres pour y parvenir. Mais ce n’est rien d’autre que cela : un outil.
On ne parle pas non plus du fait que ce qui est le plus prometteur dans les pédagogies en lien avec le numérique, c’est l’accroissement des formes de coopération dans l’exercice des apprentissages. Mais cela suppose donc de mobiliser par ailleurs des pédagogies actives, d’ancrer ces référentiels numériques dans un environnement pédagogique qui soit cohérent pour les élèves. On ne peut pas faire de la compétition en classe et de la coopération en ligne. Ça ne fonctionne pas ! Le numérique peut renforcer des dynamiques d’apprentissages ancrées dans la classe, par le savoir-faire enseignant. Ce n’est pas l’inverse. Est-ce que cette crise participera d’une mise en cohérence de ces ressources pédagogiques et développera leur utilisation : il faudra le regarder de près.
Je pense par ailleurs qu’il sera très intéressant d’observer l’évolution du rapport des familles à l’école. Dans les familles de classes moyennes et favorisées en particulier, il est possible que l’épreuve de « l’école à la maison » laisse quelques traces en termes d’humilité ! Les polycopiés et autres sites de ressources ne valent pas grand-chose sans un accompagnement et une mise en activité adaptée. C’est un métier ! Et peut-être que certains l’ont re-découvert à l’occasion de cette crise.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Benjamin Moignard est professeur des universités à l’Université de Cergy-Paris (CY), il est rattaché au laboratoire EMA.