« On ne peut pas saluer les travailleurs de l’ombre qui nous sauvent aujourd’hui et ne pas permettre demain à leurs enfants d’obtenir de vraies chances de réussite dans le système scolaire ». Ministre de l’éducation nationale de 2014 à 2017, Najat Vallaud-Belkacem revient dans cet entretien sur le terrain scolaire. Elle réagit à la question posée par la continuité pédagogique durant la crise sanitaire. Cette fameuse continuité pédagogique, indispensable pour la bonne marche du pays a-t-elle fonctionné ? Mais surtout, comment à l’aune de cette expérience massive, inédite, apprendre nous-mêmes pour les crises futures ? Elle regrette notamment l’arrêt du plan d’équipement numérique lancé en 2016 et rappelle la création de postes dans le service public d’éducation entre 2012 et 2017.
Depuis 3 semaines les écoles et établissements sont fermés. Quel regard jetez-vous sur la réaction des enseignants et du système éducatif après ces fermetures ?
J’ai admiré la capacité des personnels de l’Éducation Nationale, au premier chef les enseignants, mais aussi le CNED et CANOPE par exemple, à s’adapter à la nouvelle donne avec beaucoup d’engagement et d’inventivité. Cette réussite est d’autant plus remarquable que rien ne les avait préparés à un tel scénario difficilement envisageable.
Par contre, le pilotage national n’a pas toujours été à la hauteur des enjeux, en donnant souvent des consignes contradictoires d’un jour à l’autre et en manquant cruellement de mesures collectives de soutien aux enseignants.
L’immense promesse de la continuité pédagogique a laissé sans « manuel de transition » les enseignants, les parents, les élèves. Quel est le nouveau rôle de chacun, quels sont les outils, quels sont surtout les objectifs pédagogiques de cette période : maintenir au chaud des acquis et les faire mieux s’ancrer par une pratique répétitive ? apprendre de nouvelles notions et donc poursuivre le programme scolaire avec un véritable enseignement à distance ? continuer à mesurer et évaluer les connaissances avec des devoirs à la maison, des tests, examens blancs ? apprendre à s’autoformer ? …
C’est cette question des objectifs pédagogiques qui seule peut définir une méthode pédagogique et une évaluation de l’atteinte de ces objectifs. Tout le reste, c’est à dire l’organisation et les outils de la bascule auraient dû s’aligner. Or cette étape a manqué : urgence et précipitation dans la bascule ont conduit à un immense espace pédagogique désordonné, aux injonctions toutes plus contradictoires les unes que les autres.
Les parents sont devenus indispensables à l’École. Faudra-t-il revoir leur place dans les écoles et établissements ?
Dans les conditions actuelles, les parents jouent un rôle essentiel dans la transmission des compétences et connaissances des professeurs vers les élèves, ils deviennent un indispensable intermédiaire. Cette découverte du lien pédagogique sera sûrement utile pour que les parents s’investissent plus à l’avenir, tout en comprenant mieux les contraintes du métier d’enseignant. Mais, demain, lors du retour à la normale, les parents devront laisser les enseignants reprendre leur place et ne pas interférer dans l’acte pédagogique.
Au moins un million d’élèves, d’après le ministère, très probablement davantage, ont disparu des radars de l’Éducation nationale. Apparemment la fuite se fait par le sommet et surtout par la base. Comment récupérer ces jeunes ?
Comme dans d’autres secteurs publics, la crise sanitaire a amplifié la fracture sociale pour l’éducation : familles vivant dans des conditions difficiles pour le confinement, foyers ne disposant pas des équipements ou vivant dans des zones blanches, parents n’ayant pas les moyens de suivre leurs enfants (niveau scolaire, barrière de la langue) …
Plus la crise dure, plus les écarts scolaires augmentent. Il est donc essentiel que le ministère mette en place tous les moyens, en lien avec les collectivités territoriales, pour recréer le lien pendant cette période de confinement. Bien sûr, il faudra, au retour en classe, accompagner les élèves les plus en difficulté en renforçant les moyens dans les écoles et les collèges pour mettre en place des dédoublements supplémentaires et des dispositifs de soutien scolaire.
En tout cas, que cette crise mette ainsi en lumière les inégalités sociales et scolaires servira, je l’espère, à ouvrir les yeux de ceux qui s’y refusaient, sur la nature des véritables enjeux de notre système scolaire. Pendant trop longtemps, beaucoup ont défendu un système favorable aux élèves déjà les plus favorisés en privilégiant trop souvent dans la répartition des moyens les classes ou filières dites d’élite. La mixité scolaire et l’égalité des chances doivent redevenir des sujets prioritaires pour demain. J’insiste sur ce point : on ne peut pas saluer les travailleurs de l’ombre qui nous sauvent aujourd’hui et ne pas permettre demain à leurs enfants d’obtenir de vraies chances de réussite dans le système scolaire.
La « continuité pédagogique » a terriblement creusé les inégalités entre les établissements, les classes, les élèves. Sonne-t-elle la fin d’un système ?
La continuité pédagogique a été pensée exclusivement avec le prisme du numérique. Or comment ignorer l’existence d’une fracture numérique des familles et des territoires, d’un illectronisme parmi les élèves et certainement de compétences numériques manquantes parmi les enseignants ? Sans parler des inégalités de moyens entre collectivités…Il faut en effet le rappeler, dans la répartition historique des compétences depuis la décentralisation, les collectivités financent les bâtiments scolaires et l’équipement pédagogique, l’équipement numérique et les logiciels, dont les fameux ENT – espaces numériques de travail.
Le point de départ est donc totalement faussé en raison de ces inégalités de moyens. Dans l’improvisation des premiers jours, on a même pu voir des familles se déplacer dans les écoles chercher des photocopies au risque de la contamination au Covid 19. Dans les jours qui ont suivi heureusement, un partenariat avec la Poste redonnant un rôle de messager et de courroie au facteur s’est tissé.
Alors le moins qu’on puisse dire au regard de ces réalités, c’est que ce taux de 5 à 8% d’élèves injoignables/intouchables/déconnectés pose question : ce chiffre a été donné au doigt mouillé, l’indicateur n’est pas défini. Empiriquement il semble totalement faux. 3 millions de jeunes vivent dans des familles sous le seuil de pauvreté ; sur 12,6 millions d’élèves on peut faire l’hypothèse que la continuité pédagogique n’est pas assurée correctement (partiellement ou pas du tout) pour 25% des élèves…que vaut la continuité pédagogique quand la famille vit dans la même pièce, qu’il est impossible de faire silence, que le matériel est absent (un ordinateur, une tablette pour chaque apprenant) ?
C’est donc bien la politique d’équipement individuelle qui est la première remédiation de ces inégalités. En stoppant brutalement le Plan Numérique pour l’Éducation que nous avions lancé en 2016 (un investissement programmé de 1 milliard d’euros sur 5 ans dans les ressources, la formation des enseignants et l’équipement), l’actuel gouvernement a délibérément tourné le dos à un objectif de plus grande justice. L’accélération des injustices n’est que plus forte quand l’École ne peut plus accueillir ses élèves. Derrière son écran, dans son foyer familial, les inégalités éclatent et se payent au prix fort : arrêt brutal des apprentissages, décrochage, humiliation supplémentaire des parents…
Comment y faire face ?
Les inégalités de moyens entre collectivités sont criantes en matière d’équipement pédagogique et les politiques d’investissement de ces collectivités sont beaucoup plus sensibles aux cycles économiques et électoraux (quoiqu’au ministère aussi malheureusement. Ainsi le cycle électoral de 2017 est venu casser la contractualisation que nous avions préparé de si longue haleine avec les départements pour les amener à équiper en ordinateurs ou tablettes tous les collégiens…).
La Catastrophe du coronavirus nous pousse à ouvrir de nouveaux débats, et le mot de nationalisation ne fait plus peur : Nous voulons une éducation où tous les élèves sont dotés des meilleures conditions d’apprentissage et où la question de l’équipement individuel des enseignants et des élèves doit revenir au centre. Les élèves les plus défavorisés ne peuvent plus être ceux qui subissent la double peine du fait d’une dotation des collectivités davantage tournée vers des politiques sociales et de lutte contre la pauvreté que vers des équipements pédagogiques. Certaines collectivités mènent bien sûr les deux (par exemple le département de Seine Saint Denis ou le Val de Marne), mais jamais l’écart avec les collectivités les plus riches ne sera rattrapé. C’est donc vers un renforcement de l’intervention de la puissance publique qu’il faut aller, garant de plus de justice. En renforçant ou décentralisant quelles compétences ? Les bâtiments scolaires, leur construction, leur entretien et maintenance doivent, à mon sens, rester une compétence décentralisée, la restauration scolaire aussi, la connectivité haut débit de ces lieux également. Mais l’équipement des enseignants et élèves en outils et ressources pédagogiques en revanche doit redevenir l’apanage de l’Etat avec une dotation financière d’ampleur versée aux collectivités pour compenser les inégalités de moyen constatées.
La fermeture des écoles a aussi modifié le rapport des enseignants et élèves au numérique. Tout pourra-t-il redevenir comme avant ?
Comme pour tous les métiers, le numérique est devenu l’outil central de la relation pédagogique dans cette période. Pour autant, la pédagogie ne se résumant pas à un outil de communication, le travail en présentiel, nourri de liens et d’interactivité avec les élèves s’avère plus que jamais indispensable. Et on a tous hâte d’y revenir.
Cela dit, du fait des crises futures que nous pouvons anticiper, enseigner à distance est certainement une compétence nouvelle à développer. Enseigner à distance c’est construire de nouveaux scénaris pédagogiques d’apprentissage, suivre et encadrer ses élèves différemment, évaluer les progrès et les acquis à distance et dans des rythmes différents. Les moyens numériques sont évidemment clés pour faciliter le travail des enseignants et leur créativité et pour développer les relations parents/enseignants/élèves. Le numérique doit être vu comme un outil d’appui et de productivité : constituer des listes d’élèves, différencier des travaux à faire, recueillir les copies, générer des exercices, pousser à des entrainements automatiques, corriger, rendre compte, communiquer, …
Ces outils de gestion de classe sont désormais une brique logicielle indispensable et doivent répondre à des enjeux de sécurité élevés ainsi qu’à un strict respect du RGPD. Dans la grande désorganisation de mars 2020, de nombreux enseignants pourtant soucieux de la protection des données se sont retrouvés sur WhatsApp ou Zoom ou d’autres solutions palliatives.
Un cadre national doit être fermement repensé. Les GAFA sont les plus fortes dans ces logiciels, Apple, Google et Microsoft en tête. Ces entreprises ont investi des millions de dollars en développement depuis une dizaine d’années pour offrir ces solutions performantes. Pour être à l’échelle et offrir une solution qui se tienne, un très ambitieux projet européen de numérique éducatif doit être lancé. C’est la première pierre d’une compétence commune en matière d’éducation. On a vu les ravages de la non-coordination des politiques de santé du fait que ce n’était pas une compétence européenne, il est plus que temps de poser ce débat sur l’éducation à l’échelle européenne sans attendre la prochaine catastrophe systémique.
On assiste au développement de services privés d’éducation avec la demande de parents en ce sens mais aussi par des décisions politiques. Peut-on stopper cette privatisation ou est-elle inéluctable ? comment l’établissement de demain devra-t-il se positionner dans un système éducatif devenu plus concurrentiel et plus marchand ?
Il est intéressant de voir que la crise sanitaire remet au premier rang les services publics. Ils sont indispensables et l’éducation ne fait pas exception. Cette période montre qu’il faudra demain, plus que jamais, renforcer les établissements scolaires et les personnels. Les logiques marchandes ne sont pas les bonnes réponses pour des services publics. On peut mesurer aujourd’hui que la refondation de l’école entre 2012 et 2017 et la création de 60 000 postes ont permis à l’école de reprendre des forces. On en tire aujourd’hui les bénéfices (à comparer avec l’hôpital).
La crise sanitaire ébranle la confiance dans des institutions qui prennent des décisions contradictoires et semblent exposer des citoyens à des risques vitaux. Que faudra-t-il changer à l’Éducation nationale ?
Des crises d’ampleur comme celle-ci, les scientifiques – que nous apprendrons à écouter encore mieux – nous avertissent qu’il y en aura d’autres : crises environnementales, pandémies, crise liée à la cyber sécurité, crise alimentaire, terrorisme, notre recherche de sécurité est plus forte aujourd’hui qu’hier et l’on constate immédiatement que cette recherche se tourne d’abord vers l’État, vers les institutions de notre République. Maintenir les conditions de continuité et de résilience d’une société apprenante est donc une mission fondamentale de notre service public de l’éducation.
L’École s’est avérée peu préparée à la gestion de la crise. Des regrets sur ce qui a été fait entre 2014 et 2017 ?
L’éducation nationale n’est pas un ministère habitué à gérer des crises majeures (contrairement à l’Intérieur ou la Défense) mais à structurer le système éducatif et à gérer des personnels. Deux expériences récentes ont pourtant permis d’acquérir, au sein du système scolaire, de l’expérience en matière de confrontation à une crise majeure : En 2010, lors de la grippe H1N1, le ministère s’était alors préparé très en amont à mettre en place la continuité des services et une forme de continuité pédagogique. Puis en 2015 -j’étais alors ministre-, lors des attentats, nous nous sommes dotés d’outils de gestion de crise (Création des cellules de crise au sein du ministère et des académies, apprentissage des premiers secours et gestes qui sauvent pour les enseignants et les élèves, exercices de mise en sureté…) et nous avons pu améliorer notre capacité à prendre des décisions et mettre en place des outils rapidement pour faire face à la menace. Ces expériences ont sûrement été utiles pour que les établissements et l’administration s’adaptent au plus vite à la nouvelle donne.
Cela étant, chaque crise est singulière et cette situation de confinement chez eux des élèves et des enseignants est totalement inédite. C’est donc une première pour tous ces acteurs, sans parler des parents et ce n’est facile pour personne. Les enjeux et les nécessités s’entrechoquent au point qu’il faut peut-être hiérarchiser les priorités pour ne pas tomber dans la confusion et le trop plein. Et comme je n’ai eu de cesse de le répéter quand j’étais ministre, l’École pouvant beaucoup mais ne pouvant pas tout, c’est donc bien l’ensemble des politiques publiques qu’il faut inclure dans cette réflexion ;
S’il fallait prioriser donc, je dirai que face à une telle crise et aux prochaines qui conduiraient de nouveau au confinement, l’essentiel est de s’assurer que les enfants soient à l’abri du virus et du risque de le transmettre et qu’ils comprennent et s’approprient les comportements sanitaires exemplaires. Qu’ensuite ils aient de quoi manger et soient en sécurité chez eux, ce qui n’est malheureusement pas une évidence pour tous. Enfin que cette longue absence de l’école ne nuise pas à leur capacité d’apprentissage.
Si on reprend ces trois points, et sans revenir sur la dimension numérique que j’évoquais plus haut, je crois que ce qui préparera le mieux les enfants aux prochains scénaris de la sorte, si nous devions en vivre d’autres, c’est:
D’abord une véritable éducation aux enjeux du temps présent : Santé en l’occurrence – et c’est l’objet du Parcours éducatif de santé que nous avions introduit en 2015- mais aussi Développement durable – et j’entends encore les ricanements de ceux qui estimaient que ce n’était pas le rôle de l’école que de se consacrer à des sujets comme ceux-là – et plus généralement Éducation à l’information car on voit la place prise dans nos univers par des fake news qui peuvent s’avérer dramatiques sur tous ces sujets – et c’était précisément l’objet de l’Éducation aux médias et à l’information que nous avons installée en 2016…
Ensuite une véritable prise en considération par nos politiques publiques de la pauvreté et plus globalement de l’insécurité dans lesquelles vivent un trop grand nombre d’enfants chez eux (certaines municipalités ont récemment décidé d’envoyer aux familles les plus modestes le montant du repas de cantine qui était fourni aux élèves en temps normal, sous forme de coupon alimentaire et c’est une très bonne chose qu’il faudra par exemple graver dans le marbre à l’avenir).
Enfin, que les enseignements qui continuent d’être prodigués par les professeurs dans le cadre de la fameuse continuité pédagogique soient adaptés aux conditions de travail (les enfants comme les adultes ont une moindre capacité de concentration qu’en temps normal) et au fait qu’une partie de élèves n’a que peu ou pas accès à des outils informatiques. En d’autres termes, que l’essentiel de cette continuité pédagogique doit être d’entretenir les acquis des élèves mais qu’il faudra prévoir de revenir avec eux physiquement sur les nouvelles notions. Car rien ne remplace jamais un professeur en chair et en os.
Propos recueillis par François Jarraud
Mais où est passé le plan numérique ?