Comment gérer les inégalités d’apprentissage à distance ? Enseignant en Rep à Lyon, doctorant en géographie, Florian Pons souligne la montée des inégalités du fait du confinement et le « mensonge » des autorités éducatives sur la « continuité pédagogique ».
Des inégalités de départ
Après une première semaine empirique je remobilise quelques éléments de notre métier. En tant qu’enseignants, nous avons des programmes qui délimitent un grand nombre de notions et de connaissances à transmettre aux élèves. Celles-ci sont donc pré-établies et ne représentent qu’une partie du savoir, ce qu’il faudrait quand même énoncer clairement aux élèves, faute de tromperie sur le rapport au savoir et aux connaissances. Non, les profs ne savent pas tout. Oui, on devrait admettre le droit à l’erreur dans l’enseignement. On pourrait aussi prendre un peu de recul, puisque l’on a le temps et admettre que l’école n’est pas le lieu du savoir absolu et que globalement son rôle reste une sélection reposant sur les diplômes qui donnent accès au marché de l’emploi, et que par conséquent, à bien des égards elle adopte elle-même une logique de marché, la rendant intrinsèquement inégalitaire. Que ce soit les stratégies des familles les plus aisées qui font appel à des solutions extérieures privées, des familles qui contournent la carte scolaire ou qui cèdent à l’appel du privé ghettoïsant d’autres établissements, ou la fine connaissance du système éducatif dû à l’héritage culturel sont autant d’exemples dans la reproduction des inégalités scolaires. Aujourd’hui, dans le contexte du confinement et de l’enseignement à distance lié à la continuité pédagogique je ne me fais aucun souci pour ces familles connaissant parfaitement les finalités et les enjeux scolaires.
Si l’on se penche à l’intérieur de la maison Education Nationale on peut aussi analyser la teneur très intellectuelle des programmes ainsi que leur transmission, souvent par l’enseignement simultané en classe assorti d’évaluations sommatives en fin de chapitres qui précisément marquent la fragilité de l’apprentissage puisque celles-ci indiquent classiquement 11 de moyenne, prouvant bien que tous les élèves n’ont pas compris, mais qu’il faut bien avancer puisque : il le faut. Enseigner en REP/REP+ fonctionne comme un révélateur de ces éléments. Un révélateur non fataliste, mais qui pour moi oscille entre déterminisme et exigence pour développer des conditions à un transfuge de classe, tout du moins à l’épanouissement personnel. Un révélateur qui use le corps enseignant, souvent démuni.
Repointer ici ces quelques éléments, factuels, est une nécessité pour interroger notre modèle d’éducation nationale à la maison. Car retranchés chez eux, certains élèves en difficultés peuvent perdre le lien déjà fragile.
En temps normal, nous enseignons, conscients des inégalités mais : en classe. En présentiel. Les élèves sont avec nous dans la classe, nous interagissons. Nous sommes une masse de corps dans une salle de classe. Voilà ce qu’il manque en confinement pour nous les matérialistes. La présence. La masse. L’interaction. La matière. Evidemment, il faudrait tout de même rappeler que l’enseignement n’est pas l’apprentissage et qu’il y a là une distinction de vocabulaire fondamentale. Ce n’est pas parce que j’enseigne que l’élève apprend, d’ailleurs s’il n’a pas la motivation il n’y aura pas d’apprentissage. Pour avoir envie il faut déjà qu’il y ait un sens.
Mais alors en confinement ?
Tout cela ne disparait pas, les salles de classes sont vides et c’est chaque élève qui va devoir travailler de chez-soi avec des conditions particulières pour chacun. Parfois ces conditions sont difficiles, voire très difficiles : petite superficie du logement, promiscuité, violence familiale, enfermement…Pour nous il faut gérer tout cela dans un contexte inédit pour lequel nous n’étions pas préparé.es (pas d’hypocrisie) et qui montrent les lignes de fracture dans l’Education Nationale. Pendant cette première semaine, les enseignants ont passé de nombreux coups de téléphone aux familles pour les rassurer et donner une direction. En somme, ils n’ont pas chômé. Tout comme le reste de la communauté éducative.
Aujourd’hui, en situation d’éloignement, il faut bien gérer ces inégalités d’apprentissage à distance.
Le piège de notre situation actuelle serait donc pour les enseignants de donner des travaux à la maison et de considérer cela comme acquis. Nous pouvons nous accorder à dire que les élèves ne feront pas tous le transfert entre les éléments donnés en ligne et le retour à l’école. Et cela pose problème. En effet, le retour à la normale interrogera la temporalité de la réappropriation des éléments vus en quarantaine si nous décidons de donner de nouveaux chapitres à étudier. Et s’il faut vérifier des supposées acquisitions, c’est forcément être limité en temps par le programme. Les profs de 3e s’inquiètent car le but est bien de transmettre tous les chapitres pour le brevet. On s’y accroche comme une moule à son rocher, forcément puisque les élèves peuvent être interrogés sur n’importe quel point. Il serait bon qu’une réponse politique résolve cette situation d’incertitude en admettant une année tronquée et des épreuves qui porteraient sur des sujets vus avant le mois de mars pour limiter des inégalités creusées sur un modèle transmissif qui risque de dérailler dans les conditions décrites préalablement.
Dès lors peut-on avancer dans le programme ? Quoiqu’il en coûte ? Au regard des inégalités que cette décision entrainerait, cela me semble dangereux dans le creusement des inégalités. Ou alors on accepte celles-ci.
Car ce qu’il en coûte c’est du vent. Du rien. En Belgique ou au Québec, les annonces ont été claires : pas de nouveaux éléments, on en profite pour revoir des choses vues en classe. Faire fi de cela c’est laisser aux familles, elles-mêmes en confinement et possiblement en télétravail, le rôle d’enseignant, le rôle d’explication des connaissances que l’on veut faire acquérir à l’élève. Après tout, être enseignant requiert une formation, c’est un métier qui s’apprend. Un principe parfois oublié dans la course aux restrictions budgétaires dans l’offre de formation et d’accompagnement… Avec le confinement, se met en place une classe inversée permanente et, a priori cette période devrait valider le fait que cela ne fonctionne pas, notamment pour les familles qui n’ont pas le bagage ni linguistique ni technique. C’est une réalité qu’il ne faut pas nier. On peut en effet ajouter à ces éléments des contraintes techniques : des fratries avec un seul ordinateur, une absence d’ordinateur, d’imprimante, de tablette, n’en déplaisent à tous les bourgeois qui pensent que les pauvres ne font que consommer à crédit pour avoir du matériel dernier cri. L’on peut également ajouter les problèmes de débit en 4g pour suivre une classe virtuelle, procédé consommateur en data qui s’accorde mal avec les petits forfaits lorsqu’il n’y a pas de box à la maison.
Aussi, même si tout le monde a accès à internet, tout le monde n’a pas la même aisance ou les mêmes habitudes de navigation. Savoir utiliser une messagerie, télécharger un fichier, autant de questions qui montrent les fragilités de ce qu’on a appelé « la révolution numérique » et qui révèlent les dommages sociaux de la fracture numérique, fut-elle d’origine sociale ou spatiale. Cela vaut aussi pour les enseignants qui sont parfois sans connaissances techniques des finesses du numérique, qui s’en portent très bien en classe mais qui coincent dans cette situation.
Enfin peut-on agir sur tous les facteurs qui déclenchent ou non l’apprentissage ? De la difficulté à maitriser l’abstraction, la linguistique, le manque d’affinité avec l’enseignant.e, le manque de sens, le manque d’envie, le manque d’estime de soi.
Le modèle éducatif est à l’épreuve, certains se réinventent sans attendre de consignes
Il y a en effet des choses intéressantes qui se mettent en place dans cette continuité pédagogique, que je qualifierais volontiers de discontinuité pédagogique pour un certain nombre d’élèves. S’il est encore plus dur de trouver les sources de motivation ou de proposer des dispositions favorables à l’apprentissage qui d’habitude ne s’enclenche pas, certains enseignants invitent volontiers à une approche plus ludique, plus lente de travail, voire plus autonome car celle-ci est de facto.
Une part des élèves sait s’organiser sur internet et de nombreux enseignants ont établi un lien tout à fait agréable avec les élèves pendant cette semaine.
Certes naissent des petites querelles, notamment juridiques, comme le fait de se prémunir d’outils estampillés RGPD (1). Intéressant lorsque certains outils de l’éducation nationale ne les respectent pas comme les évaluations CP CE1 ! A vouloir prêcher l’irréprochable on peut se mettre en faute lorsqu’on ne l’est pas soi-même…
Du mensonge
Cette crise montre une fragilité du système scolaire à distance, bâti ici sur un mensonge politique. Malgré les annonces du ministre de l’Education Nationale, les enseignantes et enseignants n’étaient pas prêts à enseigner à distance. Il faut avoir l’humilité de le reconnaitre. Ce n’est parce que les outils existent qu’ils fonctionnent ou qu’ils sont, d’un coup de baguette magique, d’une facilité d’utilisation déconcertante. Preuve en est, les cours en ligne balbutiants que ce soit pour les serveurs, la communauté enseignante et les familles !
Aujourd’hui chacun fait donc comme il peut. Mais les enseignants sont mobilisés et réfléchissent aux meilleures solutions pour garder le lien. Car c’est aussi de ça qu’il s’agit : les enseignants ont une existence responsable face à cette situation inédite, ils sont consciencieux bien qu’ils soient souvent infantilisés par leur ministre. Ils sont loin de l’image qui leur colle parfois à la peau : des fonctionnaires profitant de la moindre occasion pour se plaindre. Une fois encore, les enseignants montrent leur capacité d’ajustement dans la défense du service public, la lutte contre les inégalités et probablement pour un monde meilleur, où les intérêts des plus forts ne prévalent pas.
Florian Pons,
doctorant en géographie et sciences de l’éducation et enseignant en REP à Lyon.
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