Quelle place tient le bonheur dans l’enseignement de l’histoire ? François Durpaire publie une « Histoire mondiale du bonheur » (Cherche Midi), rédigée avec plus de soixante historiens, anthropologues, philosophes, psychologues autour d’une réflexion sur le bonheur à travers l’Histoire. Nous l’interrogeons sur les conséquences de cette Histoire pour l’enseignement de l’histoire.
Pouvez-vous nous expliquer la genèse de votre projet, notamment du point de vue historiographique ?
On a longtemps fait une histoire politique, puis une histoire de la vie matérielle. Comment les gens du passé travaillaient, se nourrissaient ? Où habitaient-ils ? Mais sonder les coeurs est plus complexe. L’histoire des émotions est une discipline plus récente. On la doit notamment à Alain Corbin, qui ouvre notre ouvrage de sa préface.
Ecoutons Yuval Noah Harari : « La richesse que l’humanité a accumulée au cours des cinq derniers siècles s’est-elle traduite par une satisfaction inédite ? (…) Ce sont des questions que posent rarement les historiens. » En effet, peu d’historiens ont étudié le bonheur sur la longue durée. Cette absence de réflexion historique a laissé la place à tous les préjugés. Celui qui estime que le développement des capacités humaines nous fait plus heureux que nos ancêtres. Celui qui, à l’inverse, postule un déclin de notre condition qui n’aurait de cesse de s’éloigner du jardin d’Eden. L’historien ne tente pas de définir le bonheur, comme le fait le philosophe. Il ne décrit pas comme le ferait le psychologue les conditions de son obtention. Il enquête sur ce que signifiait être heureux, dans un temps et dans un espace donné.
Vous dites que le bonheur est un des moteurs de l’Histoire de l’humanité ? Qu’entendez-vous par là ?
D’après l’étymologie, le mot vient de « bon eür ». « Eür » est issu du latin augurium, qui désigne l’appui accordé par les dieux à une initiative. La quête d’un état de satisfaction, individuel ou collectif, est un trait commun à tous les hommes. L’épanouissement de soi peut passer par la dissolution de soi, comme dans l’Inde ancienne, ou par la séparation et l’élévation de soi, dans l’Europe de la Renaissance au mouvement des Lumières.
Notre Histoire ne nous conduit pas au relativisme – « bonheur en-deçà des Pyrénées, malheur au-delà » – mais à l’idée que la recherche du bonheur est le moteur de mutations, qu’elle est à l’origine de conquêtes et de ruées vers l’or. Faire l’histoire du bonheur dans l’histoire, c’est raconter l’histoire de l’humanité. Pensez notamment aux révolutions atlantiques. La déclaration d’indépendance américaine se fait au nom de la « recherche du bonheur ». La révolution française, comme le dit Sophie Wahnich, se comprend comme une « démocratisation du bonheur ». Et elle décrit l’importance des fêtes pendant la période révolutionnaire, comme on le voit sur les gravures de Jean-Baptiste Lesueur.
Quelles sont les contraintes de l’écriture d’une telle histoire ? Et les contraintes ou les opportunités de son enseignement ?
C’est évidemment la question des sources, des traces laissées par cette histoire. Votre question permet de comprendre l’intérêt de proposer une séquence avec les élèves pour leur faire appréhender que le métier de l’historien s’apparente à une enquête. Cela permet de transmettre le plaisir de faire de l’histoire.
Jean-Paul Demoule, paléontologue, dit la difficulté de ce premier chapitre : “Cro-magnon était-il heureux ?”. On peut proposer la même question aux élèves. Avec des indices laissés… Que nous disent les cimetières ? La conscience du tragique de la vie ? Un bonheur lié à l’absence de hiérarchie sociale, les premières tombes avec des trésors étant très tardifs… Que nous disent l’existence d’armes qui ne tuent pas à distance ? L’absence de guerre ? Comment interpréter l’art pariétal ? Ces statuettes de femmes longtemps présentées comme une ode à la maternité ? En est-on sûr ? Que déduire du fait que l’homme de la préhistoire est un chasseur-cueilleur qui ne passe que quatre heures au travail ? Que fait-il de ses temps de loisirs ? Que pensez de ces découvertes archéologiques, comme ces flûtes en os de vautour datant de -36 mille ? Dansait-il ? Faisait-il de la musique ?
De nombreux chapitres de l’ouvrage sont consacrés à l’éducation. En quoi la question de l’enfance et de l’école est-elle centrale dans cette Histoire ?
Cette histoire du bonheur et de l’enfance se fait en plusieurs périodes. Au cours du XVIIe siècle se développe un intérêt à l’égard de l’enfance, qui se décèle dans la pratique du « mignotage », un sentiment né du plaisir éprouvé au contact avec l’enfant, d’un partage des affects. Puis à partir du XVIIIe siècle se développe le souci de son hygiène et de son corps. On prend conscience de la particularité enfantine. L’affection pour l’enfant se substitue au sentiment d’indifférence, lié à la surmortalité infantile des sociétés préindustrielles. Dès lors, le bien-être de l’enfant est pris en compte et les techniques d’éducation traditionnelle sont plus souples et respectent le rythme et les demandes de l’enfant.
Pendant la révolution industrielle, la prise en compte du bien-être de l’enfant est à l’origine, de lois concernant le travail des enfants : en 1851, 1874, 1892 des lois sont de plus en plus protectrices des enfants. Dans le même temps, ce sont les grands progrès de l’école publique, et un effort porté à l’architecture scolaire qui doit prêter attention au bien être des enfants pour favoriser les apprentissages.
Vous consacrez un chapitre à l’éducation nouvelle ? Quel rapport avec le bonheur ?
C’est Fabienne Serina-Karsky qui explique avec beaucoup de justesse, à la suite de sa thèse, que l’Education nouvelle introduit une conception de l’enfant qui se base sur le respect de son individualité et de ses rythmes. Elle explique que sans faire toujours explicitement référence au bonheur, le bonheur est toujours là. Les fondateurs de l’Education nouvelle emploient des termes qui montrent leur intention de s’approcher de cette notion dans le cadre scolaire. On parle alors de liberté enfantine, d’épanouissement de l’enfant, de bien-être et de respect du rythme de l’enfant, de droit à l’erreur, d’élaboration des règles en commun qui vont permettre à chacun d’évoluer dans un milieu adapté et sécurisant. La question de la socialisation est centrale. On prône la coopération plutôt que la compétition, et l’individualité est mise au service de la collectivité. Nous sommes à l’orée du Siècle de l’enfant qu’Ellen Key appelle de ses vœux dans son livre éponyme comme étant celui de l’émancipation de l’enfant, et dans lequel elle s’interroge sur le juste équilibre à donner dans toute éducation afin d’apporter aux enfants les moyens de leur indépendance et de leur liberté, tout en s’attachant à développer leur sens de considération pour autrui.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
François Durpaire, Histoire mondiale du bonheur, éditions du Cherche Midi