Comment se représenter l’existence d’écoles ménagères réservées aux filles en France pendant près de cent ans au siècle dernier ? Alors que les mouvements de révolte des femmes contre la suprématie masculine prennent aujourd’hui des formes nouvelles, le réalisateur Martin Provost met en scène avec jubilation l’histoire édifiante et loufoque d’un établissement de ce type dans les années soixante. Paulette Van der Beck (Juliette Binoche), la directrice, et sa fine équipe féminine s’emploient avec conviction à préparer les élèves à leur futur destin conjugal et domestique au service de leur mari. Un (gros) grain de sable vient cependant gripper la machine : la mort brutale de l’époux Van der Beck. Confrontée au veuvage, criblée de dettes, courtisée par un amour de jeunesse, l’épouse modèle (et l’éducatrice fervente) fait face à des responsabilités inédites et …à un vent de fronde communicative chez les jeunes vouées à l’enseignement ménager. Depuis « Séraphine » en 2008, portrait délicat de la femme de ménagère et peintre du même nom, le cinéaste prend parti pour la soif de liberté de femmes modestes échappant à leur condition. Cette fois, il nous offre une fantaisie déjantée aux allures de fable politique. Aussi cédons-nous avec bonheur au charme de « La Bonne Epouse » et à son final en forme de comédie musicale aux accents féministes.
Paulette et les siennes au pays des merveilles ménagères
De l’intérieur, le lourd rideau capitonné se lève et dévoile à travers la large baie vitrée une campagne et de grands arbres ensoleillés. Nous sommes dans une vaste demeure aux boiseries oranger et aux parquets luisants, un cocon cossu hébergeant les pensionnaires de l’école d’enseignement ménager. Trois femmes fébriles s’habillent avec soin, la directrice Paulette Van der Beck (Juliette Binche), Gilberte son assistante et belle sœur (Yolande Moreau) et Sœur Marie-Thérèse (Noémie Lvovsky. Tandis que Mponsieur Van der Beck (François Berléand) sirote en douce un petit alcool fort sorti d’un placard.
Devant les élèves au complet sagement assises et attentives, madame la directrice debout tient sa classe : ‘voici les sept piliers qui feront de vous, mesdemoiselles, la perle des ménagères, un rêve pour vos futurs époux’. Tout semble tourner comme sur des roulettes dans la routine d’un établissement mené avec doigté par ce drôle de trio féminin.
Pourtant Gilberte, engoncée dans une tenue froufroutante, ressemble à une petite fille attardée : rêveuse au cœur d’artichaut, elle songe en secret au prince charmant. Sœur Marie-Thérèse, le corps enveloppé dans son habit de religieuse, le visage défiguré par son foulard gris et ses vilaines lunettes cerclées de fer, défend avec férocité la rigueur, la discipline et la haine du plaisir. Et, pendant ce temps-là, monsieur le directeur (c’est le titre officiel du propriétaire et gestionnaire des lieux), dans l’intimité de la chambre, ne semble guère se soucier du consentement de son épouse plutôt rétive aux ébats sexuels auxquels son mari l’invite avec une lourdeur grivoise.
Dérèglement, ondes de choc, désordre salutaire
Le quotidien des jeunes filles, entre blessures secrètes, confidences murmurées et expressions sporadiques des désirs refoulés, laisse deviner les émotions intimes traversant la communauté adolescente aux antipodes des principes ménagers et moraux prodigués à ces futurs femmes au foyer au sein d’une institution vécue comme un cadre étouffant.
La mort accidentelle du directeur (étouffé par un bon petit plat mijoté par sa sœur au cours d’un repas bien arrosé) sert de révélateur à une situation largement entretenue par le culte des apparences. Veuve déboussolée, soutenue avec peine par une belle sœur éplorée à la suite de la disparition de son frère adoré, Paulette se découvre ruinée par le train de vie dispendieux d’un époux à double vie. Chez le notaire, André Grumbald (Edouard Baer), plein de sollicitude, elle saisit stupéfaite l’ampleur des responsabilités qui lui incombent désormais. Comme un ami affectueux (visiblement une vieille connaissance), le notaire propose une montage juridique permettant d’échapper à la fermeture de l’institution. Sidérée Paulette s’exclame : ‘Je pourrai alors avoir un carnet de chèques à mon nom’ [le droit de vote des femmes date de 1944 et le droit d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation du mari de 1965].
Nous ne dévoilerons pas ici toutes les répercussions positives, et hilarantes, de ce décès salvateur. Disons simplement que le vent libérateur qui s’en suit ouvre les portes et les fenêtres du pensionnat dédié au foyer et à la conjugalité : les relations entre les trois femmes (et éducatrices rigides) s’en trouvent modifiées dans le sens de l’authenticité et de l’acceptation des liens affectifs notamment (ce qui pour Sœur Marie-Thérèse nécessite une révolution tardive).
Les jeunes filles –quatre d’entre elles en particulier- ouvrent leur cœur et progressivement leur personnalité (failles, frustrations, complexes ou esprits rebelles) en transformation traversent les épreuves : refuser l’étouffement de leurs aspirations, accéder à l’indépendance. Quatre jeunes comédiennes de talent (Lily Taïeb, Annamaria Vartolomei, Marie Zabukovec, Pauline Briand) incarnent avec justesse les affres d’une adolescence aux abords de l’effervescence d’un mouvement de libération des femmes.
Il est par ailleurs très difficile de rester de marbre face au couple inattendu (et savoureux) formé par Juliette Binche et Edouard Baer. Paulette en effet au terme d’une cour obstinée et romanesque de la part de son amour de jeunesse (et actuel notaire) finit par tomber dans les bras de ce dernier, lequel lui a notamment assuré qu’il savait très bien cuisiner.
De la fable loufoque à la comédie musicale féministe
Pour concocter cette fable plus politique qu’elle n’y paraît, le cinéaste préfère au réalisme et à la vraisemblance la loufoquerie et la reconstitution stylisée, avec une exagération formelle assez proche du style cher à « Amélie Poulain », avec ses décors cossus, ses couleurs chaudes et son cadre étouffant, caractéristiques des années soixante et d’une France qui suinte l’ennui et le conformisme. Nous retrouvons le même souci de l’excès et de la caricature dans le dessin des personnages principaux apparemment univoques, cocasses jusqu’à ce que leur univers s’écroule et que leurs masques tombent.
La fiction –et sa fantaisie comique- se focalise plus sur les adultes que sur les jeunes filles. Le basculement (l’explosion des contradictions entre la morale dominante, l’esprit de sérieux, d’un côté, et la soif de plaisir, le besoin de liberté, de l’autre) de la fin des années soixante confrontée à l’onde de choc de Mai 68 est cependant figuré à l’écran dans un final épatant. Après leur victoire à un concours d’écoles ménagères organisé par l’ORTF de l’époque, la petite troupe décide de ‘monter’ de l’Alsace à Paris. Au-delà des péripéties rocambolesques de ce voyage impromptu, la bande de filles se retrouve sur des routes de campagne aux abords de la capitale. Avec la directrice à leur tête, la petite troupe se met à danser et à reprendre en chœur des chants de liberté et des hymnes à l’émancipation des femmes. Plusieurs chorégraphies prennent vie, chants et danses s’inventent. Chacune des femmes crie les noms de grandes figures féminines de l’histoire de France.
Même si toutes les écoles d’enseignement ménager disparaissent à l’orée des années soixante-dix, Martin Provost, en braquant les projecteurs sur une institution d’un autre temps, met en lumière à sa façon fantaisiste et poétique le sort réservée aux jeunes filles d’alors et l’ébauche d’une émancipation féminine à la faveur de la brèche ouverte par Mai 68.
A travers un final aux allures de comédie musicale féministe, le cinéaste de « La Bonne Epouse » retrouve le charme et la cruauté des films enchantés de Jacques Demy pour nous signifier joyeusement la vitalité et l’actualité du combat des femmes.
Samra Bonvoisin
« La Bonne Epouse », film de Martin Provost-sortie le 11 mars 2020