» Le bonheur est un édifice. Ensemble nous faisons société, nous faisons république. » Co-auteure des « Territoires Vivants de la République », Marguerite Graff , Professeure d’histoire-géographie au lycée Auguste-Renoir à Asnières, revient sur le bonheur de travailler avec des adolescents, y compris en Rep+.
Vous avez cosigné le livre « Territoires Vivants de la République ». Et vous montrez le bonheur qu’il peut y avoir à travailler en milieu populaire. Lequel est-il ?
D’abord j’apporterai une nuance : le bonheur à travailler avec les adolescents, qu’ils soient de milieu populaire ou pas, me semble une attraction sans égale. Je crois que nous, enseignants avons le goût de la jeunesse dans tous ses éclats. Cela étant posé, effectivement, je ne me lasserai pas de dire le plaisir particulier, je dirai plutôt le bonheur supplémentaire, à côtoyer au quotidien les jeunes des quartiers.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils ont une telle attente de l’école. Le sociologue Fabien Truong a d’ailleurs parlé d’attente quasi « amoureuse » en évoquant les espoirs des familles maghrébines à propos de l’école. Cette espérance est pudiquement tue, mais c’est une attente immense. Qui nous oblige et qui peut d’ailleurs s’abîmer avec fracas comme lors d’une déception amoureuse.
Lorsque j’ai débuté il y a presque 20 ans, nous étions une vingtaine de jeunes profs volontaires pour rejoindre un collège équivalent des REP+ d’aujourd’hui. A la pré-rentrée, la Direction nous avait alertés d’emblée : « surtout ne vous retournez jamais pour écrire au tableau…. ». Alors que nous commencions à angoisser sérieusement pour notre première rencontre avec les élèves, un enseignant presqu’à la retraite, Monsieur Boyer, engagé depuis 25 ans dans ce quartier d’éducation prioritaire, a balayé nos inquiétudes : « intéressez-vous à l’histoire du quartier, à l’histoire de vos élèves, regardez-les comme des personnes uniques. Aimez-les ». Aucun d’entre nous n’a oublié ce merveilleux conseil.
Car oui rien ne se construit à l’école sans une relation respectueuse, sans confiance. Et nous enseignants pouvons choisir le regard que nous portons sur les jeunes. Si nous donnons de la place, de la dignité à leur histoire, s’ils se sentent accueillis et regardés avec optimisme, alors oui presque tout est possible. Pourquoi seraient-ils différents parce qu’ils ont la poussière du bled accrochée à leurs semelles ? Comme tous les adolescents, ils rêvent qu’on leur rende désirable la vie qui s’annonce. Le discours ressassé de l’échec annoncé comme seul horizon est mortifère. Il faut dire au contraire le plaisir d’assister à la révélation de talents. Le plaisir de découvrir des individualités riches, subtiles. De voir s’épanouir des jeunes en devenir. Sans qu’ils le sachent eux-mêmes, leur histoire particulière leur souffle une énergie pure, une créativité, une sincérité. Il faut dire fort le plaisir de voir cette jeunesse se redresser.
Enfin ceux qui ont pris le temps de partager un bout de chemin le savent : « les retours » quand on accompagne ces jeunes sont rendus au centuple. Des fidélités inimaginables se créent à travers eux, leurs fratries, leurs familles. Une histoire commune se charpente et c’est ça le bonheur. Le bonheur est un édifice. Ensemble nous faisons société, nous faisons république.
Et pour les élèves l’école est-elle le lieu où l’on peut être heureux ?
L’adolescence est le temps des solitudes, des désarrois mais aussi des conquêtes. C’est un long moment ondoyant. Nous devons nous profs être aux aguets, dans des approches délicates. Les attentes sont multiples, diverses en rapport avec l’histoire de chaque jeune. Engager ses forces dans la bataille pour dépasser les énervements, tenter de les « relier » à nous, à l’apprentissage. A chaque heure de cours, c’est un véritable engagement physique. Il en faut du talent, de la souplesse et de l’enthousiasme pour atteindre les instants de grâce collective, ou pour trouver les clés d’un élève réticent. Nous ne pouvons pas décréter ces moments mais apprendre à leur donner de la place. Puisque nous avons rendez-vous avec eux plusieurs fois par semaine, cela nous installe dans une place unique, celle du lien de confiance construit dans le temps.
Encore plus qu’ailleurs, l’école des quartiers populaires est le lieu du débat possible, parfois le seul où les jeunes parlent et sont véritablement entendus. On y apprend à s’écouter et à accepter un autre point de vue, on s’y familiarise avec la complexité et la nuance, on s’y habitue à faire des pas de côté, à secouer les postures. On y apprend aussi à s’émerveiller.
Car c’est bien l’école qui doit prendre les jeunes par la main, pour les aider à franchir les murs invisibles qui les privent de tant de choses. Les « bombarder de culture » comme le dit Elsa Bouteville, co-auteur du livre Les Territoires vivants de la république. Et montrer les liens, les métissages, les résonnances des Beautés crées par l’humanité; car pour les célébrer, il faut aussi qu’ils soient rassurés d’y avoir une place.
C’est un peu à contre-courant des discours habituels sur les territoires que beaucoup considèrent sans répit comme « perdus ». Comment convaincre de ce que l’école peut faire et du quotidien scolaire qui semble échapper aux discours publics majoritaires ?
Nous avons voulu par ce collectif rendre hommage à notre quotidien. Témoigner de notre travail. Tout simplement parce que nous ne retrouvons pas dans les discours alarmistes. Nous ne sommes ni naïfs ni angéliques, loin de là, car nous connaissons les difficultés des territoires relégués. Mais nous avons voulu rééquilibrer le discours. Des expressions comme « les territoires perdus de la république » sont si claquantes, si définitives qu’elles s’enracinent dans les esprits. Et détruisent les liens sociaux avant même qu’ils n’existent. Sans jamais y avoir mis les pieds, des gens sont sincèrement convaincus que l’école n’y fait plus son travail, et que l’échec est essentialisé. La tâche est lourde désormais tant les préjugés se sont endurcis.
Alors oui il faudrait raconter sans relâche les silences concentrés ou les débats braillards, l’intelligence vive qui progresse, les esprits encouragés qui trouvent leurs propres réponses, les ondes d’allégresse qui parcourent parfois nos classes, les regards reconnaissants et l’émotion d’y lire de la fierté. Pendant qu’on parle d’elle, l’école de la république fait aussi un travail colossal, silencieux.
Si choix il y a de milieu populaire c’est sans doute parce qu’il y a eu derrière l’affirmation d’une mission citoyenne mais également et plus encore un appel, un engagement venu du fond de soi. Vouloir croire jour après jour, dans une belle durée, que les plus pauvres, les plus loin, ceux de l’autre rive, doivent être servis les premiers. Et en retour s’apercevoir que c’est eux qui nous ont enrichis.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique,
Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise