Peut-on défendre l’indéfendable ? Par exemple, le loup, et non l’agneau, dans la célèbre fable de La Fontaine ? Telle est la tâche confiée par Marie-Sophie Ludwig à ses 6èmes du collège Henri Sellier à Suresnes. Par-delà la compréhension du texte, l’activité permet de développer les compétences argumentatives et orales. En prenant la défense du loup, les élèves apprennent à « mettre à distance l’affect au profit de la réflexion ». Le travail de la littérature retrouve alors des enjeux éthiques (qu’est-ce que le bien, le mal, le juste, l’injuste ?) et des enjeux citoyens (saisir comment se déroule un procès dans une société démocratique). Les tablettes numériques ont permis aux élèves de s’enregistrer pour progresser : ils ont même rejoué le procès du loup en endossant la robe de l’avocat dans la classe devenue tribunal. En 2020 encore, « la raison du plus fort » serait-elle toujours « la meilleure » ?
Le travail mené s’appuie sur l’étude en 6ème de la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau » : quels en étaient les objectifs ?
Quand on projette de mener une étude fine sur le débat et la prise de parole individuelle des élèves, il s’agit de développer les compétences orales de tous en mesurant avec chacun d’entre eux ses progrès et sa marge d’amélioration. Or il est difficile et important de confronter les élèves avec des situations variées de lecture, mais aussi de prise de parole. En effet, la maîtrise de l’oral est un enjeu social : on sait combien le « peu-disant » ou « mal-disant » est clivé par notre société ! Le projet s’est enraciné dans l’étude de cette fable canonique, en apparence simple, mais porteuse de nuances que l’on peut développer sans lasser les élèves : leur faire endosser dans un jeu le rôle de l’avocat du Loup permettait de développer : l’acculturation de tous sur le topos du Loup dans la littérature, la réflexion organisée à l’oral via le débat en groupe, ritualisé, avec des règles efficaces ; la préparation en binômes d’un oral au moyen de la tablette ; l’exercice autonome de chacun en prise de parole devant tout le groupe. On voit donc que l’on part bien du groupe-classe pour aller très progressivement vers l’autonomie de chaque élève, avec un étayage qui s’allège par paliers.
Vous amenez les élèves à « défendre l’indéfendable » : quelle est précisément la consigne ? comment réagissent les élèves à cette proposition ?
Les collégiens, surtout quand ils sont jeunes, émettent des opinions radicales, peu nuancées. L’examen de la fable avait d’ailleurs mis en évidence l’aspect terrible et dangereux de « la bête cruelle ». Leur réflexe est donc tout naturellement de condamner le coupable de façon expéditive, or dans une société démocratique, la justice n’est pas expéditive ! Le travail du professeur a reposé sur une maïeutique destinée, lors du fameux débat en classe, à pousser les élèves dans leurs retranchements. Exemple de question posée à la classe : « Que se passerait-il si on laissait les victimes se venger, au lieu de faire des procès ? » Peu à peu, les réponses apportées ont permis de faire émerger la différence entre les oppositions bien/mal et juste/injuste, pour aboutir à une mise à distance de l’affect au profit de la réflexion. Il a été nécessaire d’expliquer comment on fait des procès, quel est le rôle de la loi dans notre république : ceci installe des connaissances « de culture générale » et permet de mieux comprendre notre monde, tant le judiciaire est prégnant dans l’actualité !
Le jeu de simulation est alors très bien accepté. C’est un défi intellectuel, et non moral : « Le Loup a l’air indéfendable, pourtant, comme nous sommes une petite société démocratique (la classe), vous allez défendre ce loup de la fable, comme si vous étiez son avocat. »
Comment ce dispositif les amène-t-il à construire une vraie réflexion citoyenne ?
Certains, élèves, de prime abord, justifiaient l’usage de la violence, ou d’une justice expéditive. Or le débat, comme on l’a dit, soulève des questions qui bouleversent des a priori. Les élèves apprennent donc à s’écouter sans se juger dans la classe, micro-société démocratique, avec ses règles d’écoute, de bienveillance mutuelle et de travail. Les étapes de la réflexion sont conservées par des élèves-greffiers, puis organisées et mises en fiches pour être exploitées ultérieurement : il s’agit vraiment d’un travail collectif. Ils expérimentent la cohérence qui s’enracine dans des démonstrations, qui s’appuie sur des exemples. Ils se préparent déjà à l’argumentation de manière transversale et à la dissertation qui les concernera au lycée en explorant à l’oral les règles du débat. Ils apprennent à se dépassionner, à mettre à distance leurs certitudes sans perdre leur passion !
Les élèves sont amenés à trouver des arguments pour défendre le loup : selon quelles modalités de travail ? quels sont les arguments qu’ils proposent ?
C’était le moment du travail en binômes où je ne suis pas intervenue. Lors d’une séance, ils ont énoncé les arguments suivants entre autres : le loup est carnivore ; il avait faim ; que faisait l’agneau tout seul ? ; les hommes mangent également des agneaux ! Puis ces arguments ont été classés et ordonnés : par la cause, par l’analogie, par la conséquence…Le langage de la rhétorique classique a été introduit à ce moment, et une avocate, Maître Simon de Bessac, venue pour leur parler de sa profession, a confirmé le classement en approfondissant par des exemples de « cas » qu’elle a développés. Par la suite, les élèves étaient capables de hiérarchiser, de relier entre eux leurs arguments par des connecteurs logiques.
Vous avez utilisé les tablettes numériques pour travailler la mise en voix des plaidoiries : de quelle façon ? avec quel profit ?
La tablette est un instrument facile à exploiter : les élèves connaissent bien cet outil facile à prendre en main et intuitif. De plus, il est très efficace en binôme ; on est filmé, on a besoin de son camarade. Puis on revoit sa prestation, et à deux, la réflexivité s’en trouve augmentée. Chacun, mesurant la difficulté de l’exercice, se montre un juge clairvoyant, bienveillant et de bon conseil.
Une fiche d’auto-évaluation très facile à remplir. Elle permet de mesurer les progrès sur des observations factuelles : mes idées s’enchaînent (plan logique, connecteurs logiques) ; ma parole est claire et audible ; mon interlocuteur a bien compris mon discours ; j’ai transmis des émotions et des sentiments ; j’ai communiqué avec ma gestuelle, ma posture. Enfin, la tablette permet la captation de brouillons « palimpsestes », c’est-à-dire que l’on peut enregistrer à l’infini, conserver les étapes, les comparer, faire apparaître des points positifs pour accéder à un travail satisfaisant.
Comment avez-vous amené les élèves à progresser pour mieux s’approprier encore l’éloquence judiciaire ?
Tout d’abord les élèves ont gagné en réflexion personnelle en régulant leur expression pour être compris des autres. Ils constataient qu’il n’y a pas un « bon » ou un « mauvais » langage, mais que le locuteur doit s’adapter à la situation de parole : la précision du vocabulaire s’en est trouvée améliorée. Ils ont été curieux des méthodes pour convaincre : l’avocate, Maître Simon de Bessac les a déclinées et a expliqué dans les détails, à quel point la rhétorique est sa matière, qu’elle sculpte pour défendre de « vraies » personnes ! Ils ont appris à être plus confiants dans leur image et leur voix : on pourrait croire que la multiplication des apparitions dans les réseaux favorise l’acquisition de compétences liées à l’oral. En réalité, c’est une spontanéité de façade : les élèves sont très inquiets lorsqu’il faut parler en se mettant en scène à travers un oral de travail.
Quelles satisfactions et quelles leçons tirez-vous de ce projet ?
J’ai appris sur ma propre pratique : les élèves avaient véritablement la parole. Cela m’a encouragée à inverser en leur faveur le temps de parole dans mes cours ! L’ambiance au sein du groupe s’est trouvée améliorée grâce à ce travail sur l’oral d’une part, et grâce la profondeur des débats sur les valeurs (le bien/le mal/le juste/l’injuste…) qui sont véhiculées par la littérature d’autre part. J’ai été frappée de constater à quel point les élèves avaient intériorisé le débat au point de poser des questions très fines d’éthique et de chercher des exemples dans les médias !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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