Spécialiste de l’évolution du travail enseignant en France , en Europe et au Québec, Christian Maroy (Université de Montréal) décrypte ce que le New Public Management fait au métier enseignant. Redéfinition du temps de travail, élargissement des tâches, contrôle serré des enseignants et de l’enseignement, mise en concurrence des professeurs il montre le coût humain coûteux d’une réforme qui n’apporte pas de réelle amélioration du niveau des élèves. Lisez pour mieux comprendre les projets ministériels…
Le gouvernement français, à travers la réforme des retraites, veut changer le métier enseignant et notamment augmenter le temps de travail des enseignants. Est-ce une tendance générale des pays développés ?
En fait la question n’est pas seulement la hausse du temps de travail mais la redéfinition de ce temps. Jusqu’à récemment en France comme en Belgique on calculait le temps de travail des enseignants sur la base d’un nombre d’heures de cours donnés aux élèves. On savait implicitement qu’on doublait ce temps avec les préparations, les corrections et le travail de collaboration. Dans beaucoup de pays la tendance est à redéfinir le temps en comptant le temps des cours et le temps disponible pour l’école. C’est le cas par exemple en Angleterre et dans les pays scandinaves. On attend maintenant aussi du travail de collaboration, de remédiation. C’est vraiment une tendance générale. Evidemment quand on redéfinit ainsi avec précision le travail enseignant celui-ci devient plus contraignant.
En fait c’est un élargissement du travail enseignants ?
Ce qui était implicite devient explicite. Un exemple en Belgique avec le nouveau « Pacte pour un enseignement d’excellence » défini par un décret de mars 2019. Le métier enseignant est défini selon 5 composantes : le face à face pédagogique, les préparations et corrections, le travail collaboratif, la formation continue qui devient obligatoire et le service à l’école : par exemple accompagner des voyages scolaires, recevoir les parents, faire de la remédiation.
Est ce que cela augmente le temps de travail ?
Quand j’ai travaillé sur ce sujet, j’ai trouvé que les enseignants travaillaient environ 40 h par semaine. La redéfinition du métier va augmenter le temps de travail de certains mais pas de tous.
En France on voit un controle plus serré des enseignants avec des injonctions pédagogiques, des évaluations nationales systématiques etc. Cette pression hiérarchique est elle aussi une tendance générale ?
Quand on explicite ce qui est attendu on permet des formes de controle par la direction ou l’inspection là où elle existe. Ca donne des points d’appui pour demander des comptes. Mais le controle prend d’autres formes que hiérarchiques.
Le nouveau management public introduit une surveillance plus serrée des pratiques enseignantes. Cela passe moins par le travail en classe que par le travail d’évaluation des enseignants et la manière dont ils couvrent le programme.
La gestion axée sur les résultats demande des comptes aux enseignants par rapport aux cibles à atteindre : par exemple le taux de diplomation. Grâce a un réseau serré de statistiques, la direction a des informations sur la performance de chaque classe. On peut comparer les écoles, les classes, les matières et les enseignants.
On peut ainsi convoquer des réunions d’enseignants à propos des matières qui ont des résultats jugés insuffisants. Ce couplage entre suivi des statistiques de résultats et réunions pédagogiques fait appel au sens du métier des enseignants et à l’objectif de réussite de tous les élèves. C’est une forme de pression forte qui met les enseignants sur la sellette car on sait quel enseignant pose problème.
Ca aboutit à une gestion des pratiques pédagogiques et à l’harmonisation des critères d’évaluation des enseignants. Il y a une harmonisation des résultats à ces évaluations qui permet de détecter les enseignants qui notent trop sévèrement ou trop gentiment. Dans ce cas ils sont convoqués par la direction pour alignement.
En réponse à cette pression, les enseignants s’en tiennent au programme. Par exemple ils disent ne plus faire de poésies car les élèves ne sont pas évalués sur elles. Au final, cette gestion basée sur les résultats aboutit à une surveillance beaucoup plus forte des pratiques enseignantes et au grignotage de leur autonomie.
Cela a quelles conséquences sur les professeurs, les élèves et leurs résultats ?
Pour les professeurs cela génère de la compétition entre eux et donc du stress. La pression est particulièrement forte pour les enseignants débutants et pour certains enseignants. Il y a aussi une mise sous pression des élèves car eux aussi doivent mieux performer.
Du coté des résultats, en apparence il y en a. Le taux de diplomation augmente un peu. Mais ce n’est pas très clair notamment parce qu’on crée de nouveaux diplômes qui permettent de diplômer les élèves ayant des qualifications semi professionnelles. Par exemple un professeur d’histoire me dit que les résultats s’améliorent en cours de citoyenneté. Mais il ne peut plus emmener les élèves à l’Assemblée nationale car il doit consacrer tout son temps à l’examen ministériel. Donc la finalité de l’éducation à la citoyenneté est affectée. Cela montre que même quand les résultats évoluent favorablement certains apprentissages pâtissent de ce pilotage. Toutes ces politiques aboutissent à des réduction curriculaires.
Enfin , au Québec on voit un net alignement entre les commissions scolaires locales et le ministère central grâce au suivi statistique. On voit une forme de coordination s’installer avec un alignement des pratiques pédagogiques en fonction des plans ministériels. Alors que le discours officiel parle surtout d’école participative associant les parents, en fait on assiste à une centralisation du pilotage.
En France la particularité du système éducatif c’est les écarts entre écoles et établissements en lien avec une forte ségrégation sociale. Cette nouvelle politique réduit-elle ou augmente-elle les écarts entre établissements ?
Au Québec la ségrégation sociale est moins forte qu’en France notamment parce que l’orientation vers le professionnel est plus tardive. Mais depuis plusieurs années la ségrégation entre établissements et aussi entre classes dans le même établissement, augmente. Depuis 1995 on donne plus d’autonomie aux établissements dans le domaine des programmes. Les écoles secondaires publiques peuvent définir des projets particuliers par exemple en sport ou en langues. Elles peuvent sélectionner les élèves de ces classes à projet. Et les parents bénéficient d’un assouplissement de la carte scolaire pour pouvoir inscrire leur enfant dans une classe à projet hors de leur secteur.
Cette politique a été lancée officiellement pour concurrencer le privé. Mais, en fait, elle ne nuit pas au privé. Finalement, les élèves sélectionnés pour ces classes à projet ont 6 à 8 fois plus de chance d’accéder à l’enseignement supérieur que les autres. Les élèves en difficulté scolaire se retrouvent eux de plus en plus dans des classes sans projet particulier avec certains des nouveaux diplômes qui ont été créés. La rencontre de l’Etat qui veut « la réussite de tous » et du libre choix des parents aboutit au final à ce que chacun soit diplômé mais avec une accentuation des inégalités entre les diplômes et pour l’accès au supérieur.
Propos recueillis par François Jarraud
C Maroy : où en est le métier enseignant ?