Que craint le pouvoir chinois aujourd’hui au point de manifester son hostilité à la projection cannoise en mai dernier de « Un été à Changsha », présenté dans la sélection ‘Un Certain Regard’ ? Ce premier long métrage de Zu Feng, jeune comédien reconnu dans son pays, frappe en tout cas par l’originalité de la mise en scène et la richesse du propos. Le réalisateur –et interprète du rôle principal-situe dans la province de Hunan au cœur de la ville de Changsha en pleine canicule la déroutante enquête de l’inspecteur Bin sur la disparition mystérieuse d’un jeune homme dont un bras est retrouvé aux bords de la rivière Xiang. Des policiers désabusés ou neurasthéniques, des femmes en mal d’amour, tourmentées par un chagrin ou un deuil indicible, et quelques figures masculines désorientées, souvent lâches, criminelles parfois…les personnages croisés au cours de cet ‘été à Changsha’ transcendent les stéréotypes du genre. Dépassant le thriller macabre, l’étrange fiction d’investigation aux lisières du fantastique nous entraîne dans l’intimité des cœurs blessés et les profondeurs d’êtres solitaires déchirés entre la hantise de traumatismes passés et l’inaptitude à jouir du présent. Ainsi le talentueux Zu Feng dessine-t-il ici en filigrane le portrait douloureux d’une société chinoise froide et inaccessible aux rêves de ses citoyens. La ténébreuse évocation d’un pays dédié à l’efficacité et à la croissance économique, indifférent aux ‘bras cassés’ et aux destins brisés.
Macabre découverte, enquête dérangeante
Nous somme à bord d’un train qui roule dans la nuit. Bruits et cahots de la voie ferréeé. Il fait sombre et de vagues paysages filent derrière les rideaux orangés. Un jeune homme songeur (Zu Feng dans le rôle de l’inspecteur A Bin) voit son sommeil perturbé par une voix criarde dans le couloir du compartiment, celle de son compagnon de voyage, le commissaire Leï (Minghao Chen). Ce dernier se dispute par portables interposés avec sa ‘petite amie’ à qui il redit sur un ton violent que tout est fini et qu’il ne l’aime plus. Les deux voyageurs échangent à ce sujet et le premier donne au second l’étrange conseil d’épouser la jeune femme afin de faire cesser le harcèlement dont il fait l’objet et d’avoir la paix. Notre découverte des deux flics, placée sous le signe des affres de la vie sexuelle et de l’intime, se poursuit en plein jour dans la lumière froide et la moiteur de Changsha avec une découverte macabre aux bords du fleuve : le bras coupé d’un homme échoue sur la rive et Bin, pourtant sur le point de quitter le métier, commence l’enquête, sans enthousiasme. Les recherches piétinent, Bin est bien las jusqu’à ce que ses recherches sur Internet notamment le conduisent à une jeune chirurgienne au visage fermé et à la parole rare : Li Xue (Lu Huang) se dit la sœur de la victime (elle est la seule à reconnaître la trace d’une cicatrice sur la main retrouvée).
Une étrange personne en tout cas qui affirme communiquer la nuit dans ses rêves avec son frère défunt, une forme d’échange qui lui permet de guider les enquêteurs dans leurs recherches. Elle les mène sur des lieux supposés receler des ‘morceaux’ du corps démembré. Des éléments assez troublants pour perturber encore l’esprit agité de Bin, lequel balance entre l’hypothèse de complicité dans un crime crapuleux ou la sincérité de la souffrance d’une sœur éplorée. En fouillant dans le passé de la supposée suspecte, la vision de vidéos familiales fait émerger un douloureux secret : Li Xue a perdu sa fille dans des circonstances troubles. Peu à peu, rapprochés par une même et insondable mélancolie, la chirurgienne au regard sombre et le policier taciturne tissent une association insolite, au-delà des mots, sans commune mesure avec l’arrestation du suspect, les aveux du crime.
Cœurs blessés, âmes errantes en République populaire de Chine
Même si nous suivons les pérégrinations vaines de Li Xue et de Bin pour mettre la main sur la tête manquante, de terrains en déchetteries jusqu’aux abords d’un incinérateur géant d’où s’échappe une grande fumée noire, leur ‘vraie’ vie est ailleurs. Li Xue entretient une liaison avec un homme marié, se résout in fine à épouser l’homme puissant et monte l’air absent à bord d’une voiture de luxe, au terme du procès et de la condamnation de l’assassin de son frère. Bin, pour sa part, se révèle littéralement hanté par le suicide (qu’il n’a pu empêcher) de sa fiancée. Un soir où nous l’avons vu boire de l’alcool en quelques verres avalés cul-sec, à l’écart des autres, il se précipite dans un immeuble, monte en titubant l’escalier et entre par effraction dans un appartement désert traversé de lumières sépia comme une trouée du passé enkysté dans le présent d’une âme endeuillée.
Ainsi, au-delà du polar dépressif sous le soleil brûlant dans une ville chinoise inconnue des touristes, la fiction et ses registres multiples s’ouvrent aux sentiments refoulés, aux rêves enfouis, à la peine qui dure. Zu Feng parle à ce sujet de ‘romance’. C’est faire peu de place au réalisme noir et à la critique sociale sous-jacente. Peu à peu, dans l’atmosphère brumeuse et fantomatique enveloppant la fiction, traversée de couleurs diurnes froides et de clairs-obscurs nocturnes teintés d’oranges et d’ocres, ‘Un été à Changsha, met au jour la chronique mélancolique de garçons et de filles (jeunes et adultes) neurasthéniques, au bord du désespoir, enfermés dans leur errance et leur solitude, tels des cœurs blessés qui craignent l’amour et l’engagement, pris entre la hantise d’un passé traumatique et la lourdeur d’un présent sans perspectives.
Comme elle l’avait fait avec le commissaire, la jeune Tinting (Qianru Zhang) revient sans cesse au domicile de Bin avec la même demande d’amour et d’attention, manifeste, obstinée, déraisonnable, après une courte liaison et une mise à la porte sans ménagement.
A la fin, dans la pénombre de l’appartement où se tient Bin qui a démissionné de la police, le visage clair de la jeune femme se détache. Elle vient le ventre en avant et lui demande s’il veut écouter le cœur du bébé. Il ne répond rien mais s’avance vers elle comme pour le faire.
Polar urbain à la lisière du fantastique, la première réalisation du comédien Zu Feng pénètre aux confins de psychés tourmentées et confère au drame humain une dimension sociale, tant le carcan de la société chinoise paraît propice à l’étouffement des aspirations profondes des citoyens.
A la vision de ce premier film imprégné d’un spleen envoutant, pourfendeur des solutions miraculeuses, nous saisissons à quel point Zu Feng n’est pas du genre à fabriquer ‘des contes de fées pour faire durer la partie’ et plaire au régime de Pékin.
Samra Bonvoisin
« Un été à Changsha », film de Zu Feng-sortie le 4 décembre 2019
Sélection ‘Un Certain Regard’, Festival de Cannes 2019