L’instruction obligatoire à 3 ans, le fleuron de la loi Blanquer, change t-elle quelque chose à l’école maternelle ? La question peut sembler curieuse puisque 98% des enfants étaient déjà scolarisés avant 2019. Pourtant le fait que l’école maternelle, jusque là non obligatoire, le devienne change beaucoup de choses pour l’institution scolaire comme pour les familles. Qui mieux que Viviane Bouysse, inspectrice générale de l’éducation nationale honoraire et grande spécialiste de l’école maternelle, pour en parler ? V. Bouysse intervient le 20 novembre dans le cadre de l’Observatoire des zones prioritaires (OZP), dont elle vient de rejoindre le comité scientifique.
Quels sont les enjeux de l’école maternelle
« Où en est l’école maternelle, alors que l’abaissement à trois ans de l’obligation d’instruction, au service d’apprentissages scolaires rendus plus précoces, semble achever un mouvement de primarisation ? » Tel était le thème de cette rencontre. Une question fondamentale pour situer l’école maternelle d’aujourd’hui et en rappeler les enjeux. V Bouysse était là pour faire le point sur ces sujets, et elle a largement relever le défi. Dès le début son propos est clair : « Je refuse de rentrer dans un registre polémique et souhaite rester dans quelque chose de rigoureux, fondé sur ce que l’on sait et non ce que l’on croit ».
Un rappel de l’histoire de la maternelle
Viviane Bouysse rappelle que ce qui fait l’actualité de l’école maternelle est bien l’obligation d’instruction à trois ans, « nous sommes obligés, avec rigueur, de parler d’obligation d’instruction, ce qui n’est pas sans ambiguïté pour certains parents ». L’école maternelle dont la place n’a jamais été très claire même si la loi Jospin de 1989, qui a instauré les cycles, a eu pour conséquence de l’arrimer complètement à l’élémentaire en donnant une place assez ambivalente à la grande section. « On peut voir cette nouvelle obligation comme une sorte d’aboutissement d’une évolution longue ».
Une école pour répondre à des besoins de l’enfant
Mais, selon elle, cette évolution n’est pas sans avoir pour pendant une transformation de l’école maternelle. Et c’est ce qu’elle interroge : cette obligation, qu’est-ce qu’elle engage ? « Comment le souci des apprentissages peut-il s’opérationnaliser dans les faits sans nuire aux bien être de l’enfant ? ». Elle relève deux tabous : la notion d’apprentissage et celle de bien-être. « Pour certains c’est trop tôt pour parler des apprentissages, pour d’autres, dès que l’on parle de bien-être cela renvoie à une sorte de laisser faire des enfants ». Pourtant, les deux vont de pair. « Le souci des apprentissages est à réaffirmer parce que la portée compensatoire de l’école maternelle est liée à la question des apprentissages. Et le bien-être de l’élève n’est autre que la réponse adaptée à tous leurs besoins ».
Elle liste ainsi ces besoins. Un besoin de sécurité, un besoin de relations sociales et un besoin moteur car c’est par le biais de ce dernier que l’enfant découvre le monde. « Pour certains, l’école maternelle avec ses goûters, son chauffage, c’est important, c’est pratiquement vital ». Mais, il existe aussi les besoins de connaissances, de savoirs car un enfant est par nature curieux. « C’est quoi ? c’est pourquoi ? Ce sont des questions fondamentales pour les élèves, et finalement ce sont les deux grandes questions de l’existence ».
Une autre curiosité pour certains enfants, celle qui porterait sur un monde plus symbolique et culturel. Une curiosité liée au milieu culturel de l’enfant, pour ceux dont le capital culturel est le plus élevé et qui seraient les plus à même de développer ce type d’appétence. « Je rappelle que les écarts de réussite entre enfants selon leurs origines sont bien connus et constatables dans les évaluations internationales. Cette dépendance liée aux origines sociales est attestée ». Pour étoffer son propos, elle se réfère au dernier livre de Bernard Lahire « Enfances de classe, de l’inégalité parmi les enfants », livre incontournable sorti en septembre et qui traite des inégalités sociales. « L’école c’est le moment ou ces différences deviennent des inégalités. Le drame de l’école ? Les écarts aujourd’hui sont entérinés par l’école plus que contrebalancés ».
Et de là, elle questionne la nouvelle obligation scolaire. « Qu’est ce qui se joue pour les enfants, pour les familles, pour la société ? Qu’est-ce que l’obligation provoque comme obligation nouvelle pour l’institution Éducation Nationale ? Que va-t-elle mettre en œuvre pour faire réussir cette première scolarisation ? » L’école maternelle a été jusqu’à présent une sorte de variable d’ajustement, « mais aujourd’hui, il n’y a plus aucune raison d’accorder moins d’importance à la maternelle qu’à l’élémentaire ».
Les enjeux pour les enfants : Un accrochage culturel et cognitif
« Le premier, surtout en éducation prioritaire, c’est l’accrochage culturel et cognitif. On a un temps que l’on va consacrer pour faire rentrer ces petits dans un monde culturel et un fonctionnement cognitif qui sont complètement étrangers à certains et familiers à d’autres ». Un certain nombre vit dans un univers d’histoires, de fictions, de représentation depuis des années. D’autres pas du tout. Comment l’école maternelle peut-elle remplir ce vide ? « Pour certains, l’école est familière, pour d’autres, c’est un monde nouveau qu’ils doivent complétement découvrir ». Elle prend l’exemple de la lecture d’histoire en coin rassemblement, Les premiers adhèrent spontanément, mais beaucoup restent en dehors de cet univers. « Pour eux il faut faire du un pour un ou un pour deux. Avant de faire de la musique, il faut faire du solfège ».
Pour l’accrochage cognitif, il faut que l’enfant ait acquis une attention conjointe, regroupée sur un même centre d’intérêt. Et ce n’est pas simple. Il faut aussi qu’il soit persévérant, qu’il fasse des efforts pour atteindre un but, qu’il anticipe, qu’il planifie les différentes étapes pour y arriver. Une forme de secondarisation des attitudes, je me contrôle, je me contiens progressivement. Certains élèves arrivent à l’école en ayant travaillé cela au quotidien dans leur milieu familial, pour d’autres cela va prendre du temps. D’ailleurs les neurosciences affirment que cette maturité n’arrive qu’à l’âge de fin de maternelle. Elle rappelle aussi que le processus de séparation enfant-parent doit se travailler, c’est un apprentissage. « En éducation prioritaire, peu d’enfants ont connu des modes de garde extérieurs à la famille. Cela veut dire qu’ils ont eu très peu d’expériences de séparations longues, et une journée c’est long à trois ans ! Pour les autres, le sentiment de séparation n’est pas nouveau. On se sépare mais papa et maman vont revenir, c’est un accélérateur de l’adaptation. La période d’adaptation est donc primordiale pour bon nombre d’élèves en éducation prioritaire ».
Un enjeu de suivi médical
Un autre enjeu, celui d’avoir un suivi médical rigoureux. Viviane Bouysse cite le rapport de la prévention de la protection de l’enfance qui affirme : la nécessité d’un travail plus coordonné pour permettre une visite médicale complète à l’école maternelle, d’articuler les services de PMI et la santé scolaire et de remobiliser des temps de RASED pour des observations, « des observations d’un œil exercé peuvent révélés d’une détresse enfantine ».
L’enjeu des apprentissages particuliers de l’école
Et pour finir, l’enjeu des apprentissages particuliers de l’école. « Les apprentissages qui préparent à la lecture, telle que la découverte de la conscience phonologique, sont très importants, car apprendre à lire c’est découvrir la clé du code des correspondances entre l’oral et l’écrit. Jusqu’à aujourd’hui, l’école maternelle devait faire comprendre les correspondances entre certains sons et leurs graphies, il ne fallait apprendre tous les sons. La découverte du monde ainsi que le domaine des mathématiques doivent aussi faire l’objet d’apprentissages élaborés ».
Les enjeux pour les familles
Pour les familles, l’accrochage à l’école est aussi important. « Pour les parents, l’école maternelle était un lieu où ils pouvaient entrer et ce tous les jours. Ils voyaient la classe, ils parlaient à l’enseignant, ils connaissaient l’Atsem. Et puis, on ne parlait pas – au moins d’emblée – de réussite et d’échec. C’était donc plus facile, moins angoissant pour eux d’être dans l’école ». Pour certains, le monde scolaire est insaisissable. Beaucoup font même des devoirs à la maison pensant aider leur enfant. « Les enfants ont le droit d’être des enfants quand ils ne sont pas à l’école. Si les parents ont une obnubilation scolaire, c’est pire. Il faut trouver la manière d’encourager, d’aider à grandir sans faire l’école. Certains le font très bien mais il ne faut pas enfermer les parents dans un modèle scolaire. Les apprentissages quotidiens, mettre la table, éplucher un œuf, sont des supports pertinents des savoirs scolaires que l’école doit valoriser ».
La maternelle, une école de la petite enfance
Pour Viviane Bouysse, l’école maternelle est une école de la petite enfance et il serait bon qu’elle garde des liens avec la petite enfance. « L’école pèse sur le temps de vie d’un enfant mais ce n’est pas tout le temps d’un enfant. Que font-ils lorsqu’ils ne sont pas à l’école ? L’oubli est inévitable pour des enfants qui n’ont rien de commun avec l’école dans leur quotidien. Cet environnement de soutien pèse très fort dans ses chances de réussite ». Ce qu’elle propose ? Un investissement massif dans les premiers temps de vie scolaire des enfants avec, par exemple, deux Atsem par classe en petite section pour mieux aider les enfants, « et pas forcément d’Atsem en grande section, d’ailleurs ». C’est aussi les conditions d’accueil des enfants qu’elle pointe du doigt : dormir et manger à l’école.
Les enjeux pour l’institution scolaire
« La qualité a à voir avec le taux d’encadrement car travailler le langage suppose des interactions. Il ne faut pas un maître qui parle aux enfants mais un maitre qui parle avec les enfants » poursuit-elle. Avant, les effectifs légers, c’était pour l’élémentaire, et plus on allait vers la maternelle, et plus les classes étaient surchargées. « Il faut donc que cela change ». Elle évoque aussi les remplacements. « Avant on priorisait en élémentaire puisque c’était obligatoire. On ne devrait plus arbitrer sur les mêmes modèles. Ce serait un signe que l’institution accorde de l’importance à la maternelle ». Et la formation, elle en parle aussi. « Il faut une formation initiale des enseignants mais aussi des directeurs. Car un directeur en école maternelle a ses spécificités ». Et pour finir, elle aborde la question des programmes. « Qu’en sera-t-il de la révision des programmes ? » C’est une question centrale. Elle est au cœur de la conception même d’un parcours d’apprentissage. « Il existe la solution descendante, il faut qu’il soit livré au CP des élèves qui savent…, donc les GS doivent… On part des exigences qui s’appliquent à l’écolier de CP pour définir ce qui va faire l’ordinaire d’un élève de GS. Autre logique, celle des programmes de 2015 : qu’est-ce qu’un enfant de maternelle ? Qu’est-ce qu’il peut ? Comment faire pour le rapprocher des objectifs optimums de la GS ? » Et comme l’explique l’IGEN honoraire, « les deux dynamiques sont très différentes. On part des besoins actuels à satisfaire tout en s’interrogeant sur ce qu’est l’importance de l’apprentissage de deux façons différentes. A strictement parlé, l’apprentissage ne dépend pas du niveau de développement mais l’apprentissage entraine le développement ».
Selon elle, toujours, « au fond, l’école maternelle, c’est trois sections mais deux moments très différents. Les 2-4 ans qui sont en situation de très forte dépendance, qui ne sont pas à l’aise avec le langage et parfois pas dans la langue française du tout. Là, le langage devrait être l’objectif à travers tous les champs d’activité. Puis les 4-6 ans. Ils constituent des expériences en milieu scolaire : vivre avec les autres, vivre dans ce monde, parler avec ces autres. On est déjà dans une tranche d’âge ou ils ont progressé en langage, ils se sont un peu décentrés. Cela rend possible le travail avec des objectifs cognitifs un peu plus précis ».
Elle termine son exposé en rappelant que le poids des écarts d’âge est très important, « en petite section, certains ont vécu 1/3 de temps de plus que d’autres ».
Lilia Ben Hamouda