Quand on va participer à un évènement, salon, colloque, manifestation etc., on se retrouve le plus souvent avec des personnes qui ont les mêmes préoccupations que vous et autour d’un sujet, d’une thématique, d’un problème commun. La psychosociologie des foules nous rappelle l’effet groupe. Avec cet effet groupe arrive l’effet loupe. On peut avoir l’impression que le monde est centré sur « notre » évènement et qu’il est le plus important. Ainsi en est-il des salons Educatec, Ludovia, Orme etc. On a l’impression que le numérique éducatif est le sujet le plus important et que toute l’éducation doit tourner autour. Mais dès que l’on se retrouve dans son quotidien, dans un autre contexte, les choses prennent une place différente et les hiérarchies se reconstruisent. L’effet loupe qui s’ajoute à l’effet groupe est un danger, il nous faut être vigilants.
Il n’est pas rare que nous généralisions à partir de nos situations personnelles (vécues, racontées, lues, vues…). L’expérience personnelle est un exemple, une illustration mais pas une preuve généralisable. Il n’est pas rare qu’à force d’entendre les médias parler de certains faits que nous en venions à croire qu’ils sont généralisés. Il n’est pas rare d’entendre dire que l’on a vu à la télé, que quelqu’un nous a dit, que j’ai dans mon entourage quelqu’un qui ou encore c’est ce que je fais au quotidien. Oui nous sommes d’abord plus ou moins aveuglés sur la réalité des faits dès lors qu’on se contente de notre perception personnelle. Après une journée passée à étudier avec des professeurs principaux les activités spécifiques qui sont les leurs, l’impression qui ressortait était qu’il n’y avait que des élèves difficiles, des parents inquisiteurs, des comportements difficiles à gérer tout le temps et que cela était général. Après avoir fait un tour de table, pour savoir combien de situations comme celles-là ils avaient dans leur classe, ils répondaient que cela ne concernait qu’un ou deux élèves au pire trois. Mais où étaient passés les autres élèves ? Ils étaient devenus invisible, l’effet loupe avait fait son œuvre.
Une enseignante passionnée de numérique avait réalisé un magnifique travail avec ses élèves. Appelée à témoigner de cela devant d’autres enseignants, elle s’entendit reprocher par ses pairs le côté exceptionnel de son travail et l’impossibilité de le transférer à d’autres classes. Ainsi les enseignants présents ne pouvaient entrer dans la démarche proposée pour de nombreuses raisons exprimées ou pas. Au sortir de cette présentation cette femme passionnée était en colère d’entendre ces propos. Elle dit alors : « mais si moi je l’ai fait, tout le monde peut le faire ». Il fallut alors un long moment d’échange pour faire comprendre à cette enseignante que chaque situation personnelle ne pouvait être généralisée directement. A force d’être dans son projet elle n’en voyait plus les particularités, celles qui font que d’autres ne peuvent s’en emparer. L’effet loupe commence comme cela : ce que je vis, les autres peuvent le vivre. Pour le dire autrement, l’effet loupe commence quand on confond une situation particulière avec une situation généralisable.
Les innovateurs du numérique éducatif sont souvent comme cela. Il suffit d’aller dans les regroupements qui leurs sont consacrés pour comprendre ce phénomène que ces rencontres amplifient, appuyées par les industriels et leurs commerciaux qui sont souvent l’auteur de généralisations hâtives…. L’effet loupe c’est d’abord de penser que ce que l’on vit, l’on fait, l’on pense est partagé par tous alors qu’en réalité c’est beaucoup moins le cas. Lorsque nous allons dans un établissement scolaire rencontrer des équipes éducatives à propos du numérique, il n’est pas rare d’observer l’écart entre les plus engagés et la grande majorité des enseignants. Mais lorsque l’on écoute les discours sur l’établissement, on a souvent l’impression d’un « établissement numérique ». Il s’agit alors de faire en sorte que l’observateur perçoive que ce que les plus engagés font est généralisé à tous. L’effet loupe est alors instrumentalisé au service de la réputation de l’établissement. C’est bien la différence entre une approche qualitative et une approche quantitative dont il s’agit et qui agite les milieux scientifiques. Il faut à ce sujet relire aussi bien Howard T. Baker que Norbert Alter pour percevoir les limites de l’une et de l’autre approche.
Dans le monde de la santé il n’est pas rare de lire des travaux de recherche basés sur cinq, huit ou même 20 cas dont on tire des généralisations. En éducation, quelques classes suffisent parfois à cette généralisation et de nombreux travaux scientifiques s’appuient là-dessus. Du coup, les fameuses méta analyses prétendent pouvoir éviter le biais de l’effet loupe. Mais là encore il y a beaucoup à dire sur la solidité de ces travaux de compilation. Il y a aussi les enquêtes massives et longitudinales (un grand nombre représentatif et un temps long), mais elles sont coûteuses et difficile à mener dans une société qui s’est accélérée. Les enquêtes de nature « épidémiologiques » sont particulièrement intéressantes car elles utilisent ces méthodes. La sociologie est aussi empreinte de ces approches, mais le reproche qui vient alors c’est l’effacement des diversités, des différences, des minorités. Le scientifique n’est pas à l’abri de l’effet loupe, mais aussi de ses propres croyances qui renforcent encore cet effet (cf. les travaux anciens de Bruno Latour mais aussi de plusieurs philosophes des sciences). L’effet loupe est une des déclinaisons du biais de confirmation qui consiste à aller d’abord vers ce qui nous semble a priori en accord avec nos propres connaissances, croyances, convictions.
Le numérique éducatif souffre de ce problème : les nombreux passionnés manquent de recul, soutenus, incités qu’ils sont par les entreprises qui développent leurs produits et qui ont besoin de ces passionnés pour accomplir leur tâche commerciale. De même lors d’évènements qui rassemblent les spécialistes du sujet, on peut avoir l’impression qu’il touche tout le monde de la même manière alors que l’on est loin du compte en réalité. Nous semblons manquer d’esprit critique, mais nous manquons d’abord de méthode pour aller vers l’objectivation. On ne s’illusionne par sur l’objectivité, mais aller dans cette direction c’est tenter d’éviter l’effet loupe et les illusions qu’il provoque. De nombreux exemples issus des médias de flux peuvent être utilisé en classe pour comprendre cela. Il serait trop simple de n’utiliser que les fake news les plus criantes pour dénoncer cela. Mais l’effet loupe s’applique aussi à des faits réels, mais trop particuliers pour être présentés comme généralisable.
Plusieurs démarches pédagogiques et didactiques peuvent être mises en œuvre pour travailler ce risque de l’effet loupe. On pourra rétorquer que ces pratiques pourraient amener à développer le relativisme voire la théorie du complot. Pour éviter cela, il faut varier les exemples, les situations, les manières de faire. Ainsi on pourra utiliser la comparaison de propos opposés sur des sujets variés (aussi bien des informations du quotidien que des travaux scientifiques), la cartographie des controverses, les études de cas, la critique des informations, l’étude des rumeurs et des fake news. A chaque fois il faudra prendre soin de mettre en évidence l’effet loupe. Pour cela non seulement il faut décrypter les généralisations hâtives, mais aussi analyser nos propres perceptions, nos compréhensions individuelles d’une situation, d’une information.
Tout le monde sait que, dit que, il est évident que, on constate que, toutes ces expressions lorsqu’elles sont utilisées sans être étayées sont de bons indicateurs pour lancer l’analyse de l’effet loupe et de ses conséquences sur la perception de notre environnement global. Le vu à la télé, et même le documentaire argumenté doivent être questionnés. Comme jadis Pierre Bourdieu l’avait fait avec la télévision et la question de la mise en scène du débat, il faut interroger les tentatives de manipulation par l’effet loupe désormais amplifié par les réseaux sociaux. Nombre d’enquêtes à charge (que ce soit pour des médias ou pour la justice) montrent que l’on peut rapidement s’aveugler si l’on n’a pas une vision globale d’un problème, d’une situation. Tout cela suppose une prise de conscience individuelle puis le développement d’une sorte de méthode critique. Le monde scolaire devrait s’y attarder… lui qui est sensé transmettre des « vérités » inscrites dans des « programmes » qui eux-mêmes favorisent aussi le développement de l’effet loupe. Quant au numérique éducatif, il faut qu’il reprenne sa juste place dans celle plus large de la scolarisation et de l’éducation.
Bruno Devauchelle
Sur les biais cognitifs on peut lire :
Glossaire Albert Moukheiber, Votre cerveau vous joue des tours, Allary-editions 2019
Sur les laboratoires scientifiques
Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire : la Production des faits scientifiques, ed la Découverte, 1979
Sur la recherche et ses méthodes
Howard S Baker, Les ficelles du métier, ed la Découverte, 2002
Norbert Alter, L’innovation ordinaire, PUF, 2000