Inviter ses élèves à écrire et publier sur Twitter des fragments autobiographiques écrits à la manière d’Edouard Levé : c’est le travail qu’a mené Hélène Paumier en première au lycée Pilote Innovant International de Poitiers. L’activité peut paraitre futile dans une année de français que les nouveaux programmes condamnent essentiellement au bachotage : Hélène Paumier nous explique combien l’écriture créative, et partagée en réseau, a permis de faire vivre le parcours « soi-même comme un autre » qui accompagne l’étude d’un roman de Marguerite Yourcenar, combien l’écriture d’appropriation conduira sans doute ses élèves à présenter l’Autoportrait d’Edouard Levé à l’oral du bac de français. Et si l’élève était amené à laisser des traces numériques de lui-même jusque dans la littérature ?
Vous avez-vous-même participé sur Twitter à l’expérience d’écriture » A main Levé » proposée par Emmanuel Vaslin : quels plaisirs et quels intérêts y avez-vous trouvés ?
J’ai trouvé d’abord le plaisir du rituel hebdomadaire matinal le vendredi matin : c’est parfait pour finir la semaine ! Je piétinais d’impatience chaque semaine et on se moquait de moi sur le groupe pour cela. J’aimais ce moment d’intimité où je recevais la page d’Autoportrait et la manière dont cela faisait écho en moi. Je fais partie des gens qui n’osent pas écrire, qui ont du mal à écrire et ce déclencheur était pour moi un facilitateur très agréable. Par ailleurs j’ai beaucoup apprécié aussi la création de ce groupe, de ce collectif spontané et de voir enfin comment les autobiographèmes de chacun venaient s’enrichir au contact des autres, qu’il se créait en fait une communauté autour de ce hashtag #àMainLevé
Vous avez adapté le dispositif en classe : comment avez-vous réussi à l’intégrer à votre programme ?
Je pratique depuis longtemps les ateliers d’écriture : je suis animatrice dans des festivals, j’ai animé de nombreux ateliers d’écriture et j’ai l’habitude d’intégrer dans mes classes des contraintes de l’écriture créative. Je m’occupe aussi avec un collègue de mathématique d’un dispositif d’ancrochage des élèves basé sur des ateliers d’écriture. Il était évident pour moi en faisant cela sur Twitter que j’allais un moment ou un autre le faire en cours. Cette question des échos intimes et à la fois universels est toujours très bien reçue par les élèves et, malgré ce que l’on pense, ils et elles aiment parler d’eux/d’elles. Le parcours associé aux Mémoires d’Hadrien « Soi-même comme un autre » me paraissait absolument idéal pour mettre en place l’expérience #àMainLevé dans mes classes. Ecrire à partir d’une page d’Édouard Levé à plusieurs, entendre les textes des autres et publier ensemble, c’est vraiment vivre le « soi-même comme un autre ».
Comment l’avez-vous mis en œuvre en classe ?
La mise en œuvre est assez simple : je leur ai présenté d’abord l’objet-livre Autoportrait (j’aime bien apporter des livres en classe, j’en ai souvent plein mon sac. Il m’arrive même de leur prêter. Ils aiment les toucher, les feuilleter et je trouve que cette matérialité-là est importante). Donc j’ai présenté l’écrivain Édouard levé. J’ai présenté aussi ses activités de photographe notamment la série « Reconstitutions » qui fait écho aussi beaucoup pour moi au parcours « soi-même comme un autre » – bref je leur ai présenté cet écrivain performeur artiste et puis la dimension intime et de sa vie tragique les a interpellés.
Je leur ai expliqué ensuite #àMainLevé rapidement en projetant au tableau des postes #àMainLevé et je leur ai expliqué cette activité hebdomadaire que nous vivions depuis 1 an avec un groupe d’une vingtaine, trentaine de personnes. Ils ne comprenaient pas bien mais ils étaient curieux, puis j’ai choisi une page que j’ai projetée au tableau longtemps et que je leur ai lue à haute voix. Je leur ai alors expliqué ce que j’attendais d’eux : qu’ils écrivent un autobiographème avec la contrainte de 280 caractères maximum incluant le hashtag à main levée à partir des thèmes évoqués dans cette page et qui résonnaient en eux. Cette page parlait des voyages, de préparation de bagages, de la question d’ouvrir et de fermer les volets d’une maison de campagne, des surnoms, de l’admiration qu’on avait pour les titres, des visites chez le pédiatre… bref autant de thèmes qui pouvaient les concerner d’une manière ou d’une autre. Nous avons eu une séance de lecture sur la base du volontariat -et évidemment d’écoute car tout séance de lecture s’accompagne d’une séance d’écoute des autres- et les autobiographèmes se sont ainsi envolés dans la classe, résonnant les uns avec les autres, et c’était vraiment émouvant. Ensuite je leur ai expliqué que j’avais ouvert un compte Twitter et que s’il souhaitait m’envoyer leur autobiographème, je les publierai en les anonymisant. La majorité des élèves des deux classes s’est prêtée au jeu et la majorité des élèves m’ont envoyé des autobiographèmes, même ceux qui n’avaient pas osé les lire en classe. Je continuerai je pense dans l’année à voler ici et là un quart d’heure, une demi-heure pour pouvoir le refaire avec eux.
Question difficile : un exemple de tweet coup de cœur ?
J’ai adoré celui-ci : « Je connais des gens qui ne sortent jamais. Parfois je suis motivé, mais rarement. J’ai trois pseudos sur internet, aucun surnom dans la vraie vie. Des fois j’écris, souvent j’oublie. Je change au moins trois fois de position avant de pouvoir m’endormir. »
Amener les élèves à raconter des morceaux de leurs vies sur les réseaux sociaux, voilà qui pourrait choquer certain.es : comment ont réagi les élèves à cette invitation ? comment avez-vous affronté cette question de l’intimité exposée, cette question de « l’extimité » ?
Oui, on a discuté évidemment de cette question de l’intime, et je leur ai tout simplement dit qu’ils n’étaient pas obligés, que c’était sur la base du volontariat. Ils peuvent tout à fait choisir d’être passifs face à cette activité, de ne pas écrire, juste d’écouter les autres, de ne pas envoyer. Cela m’est égal, ils font ce qu’ils veulent. Ils m’ont dit aussi très simplement -parce que je leur ai demandé si l’activité les heurtait – que non, ils livraient en fait ce qu’ils voulaient et gardaient ce qu’ils avaient envie de garder pour eux. J’ai trouvé ça très franc et aucun parmi eux ne s’est senti amené à se livrer de manière impudique. Quant au compte Twitter, ceux qui sont sur ce réseau s’y sont abonnés spontanément.
L’expérience d’écriture créative a-t-elle permis de faire émerger des connaissances ou réflexions sur la littérature ou l’écriture de soi ?
Complètement ! Tout d’abord j’ai proposé Autoportrait pour cette fameuse lecture qu’ils sont amenés à présenter lors de la deuxième partie de l’oral du bac à travers des écrits d’appropriation et leur carnet de lecteur. Je pense que pour certains cette expérience en fera partie, qu’ils l’évoqueront. Quant aux connaissances acquises, nous avions balayé les 15 jours précédents les diverses formes d’écriture autobiographique en passant de Charles Juliet à Perec ou à Valérie Mrejan, Duras et Yourcenar avec les Mémoires d’Hadrien puisque c’est l’œuvre que nous étudions. Présenter ici Autoportrait qui se présente comme une autobiographie éclatée, disparate et qui révèle vraiment la question de la mêmeté et de l’ipséité pour reprendre les expressions de Paul Ricard était vraiment dans le prolongement de notre réflexion.
Quels vous semblent les profits que les élèves peuvent tirer de telles activités d’écriture créative jusque sur les réseaux sociaux ?
Mon regard sur l’écriture créative tel que l’exercice existait au bac était très ambivalent : c’était pour moi, animatrice d’atelier d’écriture depuis longtemps, à la fois une chance et en même temps je mesurais les inégalités que cet exercice pouvait provoquer même si j’essayais au mieux de les préparer. En revanche cette activité autour d’#AmainLevé que je peux mener en classe avec eux, viendra nourrir une réflexion lors de l’entretien et plus largement dans leur vie je l’espère. Je pense que cette écriture créative est une attente de la part des élèves : ce sont des activités qui ne sont pas évaluées, où tout le monde se retrouve sur le même plan, il n’est pas question d’avoir ici de « bons élèves », c’est toujours bien ce qu’ils font.
Quant à la publication sur les réseaux sociaux, c’est lié à mon expérience personnelle : j’y suis en tant qu’enseignante, je sais que mes élèves y sont et que c’est un autre lieu de rencontre que celui de l’école. Autant j’aime les rencontrer dans ce qui est pour moi une forme de sanctuaire, parce que c’est un endroit protégé, c’est à dire la classe et l’école, autant j’aime aussi les rencontrer dans des espaces qui nous sont communs : les réseaux sociaux. J’ai l’impression que c’est comme lorsqu’on se croise en ville ou lors de concerts ou d’expositions… Le réseau social est un lieu parmi d’autres. Bien évidemment, c’est aussi un lieu de valorisation de leur écriture, de partage (avec la classe de Gregory Devin et avec des adultes hors de l’école, les « copains et copines d’#AmainLevé) et de publication (cela me donne l’occasion aussi de les faire réfléchir sur leurs données -qu’ils livrent là à Twitter mais en toute lucidité puisque je rappelle les CGU, les fais réfléchir sur le statut juridique de leur œuvre -collective ou collaborative).
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut