Professeur de français au collège Marcel Grillard à Bricquebec, Grégory Devin a adapté la proposition « A main Levé » d’Emmanuel Vaslin pour inviter ses élèves à publier sur Twitter des fragments autobiographiques. C’est que l’écriture de soi, au programme du français en 3ème, est aussi une fréquente activité des élèves sur les réseaux sociaux : comment en la matière articuler savoir scolaire et pratiques informelles ? Grégory Devin nous explique combien l’écriture créative a favorisé la connaissance du genre autobiographique, entraîné « une plus grande mise à distance, une plus grande acuité et une plus grande maîtrise » de la publication en ligne, et développé jusque dans l’Ecole le plaisir d’écrire, d’écrire pour être lu, d’écrire avec et devant les autres.
Vous avez-vous-même participé sur Twitter à l’expérience d’écriture « A main Levé » proposée par Emmanuel Vaslin : quels plaisirs et quels intérêts y avez-vous trouvés ?
Le plaisir de faire partie d’un collectif, d’abord, qui désacralise l’écriture et la rend moins intimidante. Celui de mettre ses pas, ensuite, très modestement, dans ceux d’un grand écrivain. Curieusement, alors qu’exposer sa vie sur les réseaux m’a toujours paru une entreprise narcissique et finalement assez vaine, participant surtout de la création d’une image sociale, plus ou moins flatteuse, la démarche proposée par Emmanuel Vaslin, grâce aux deux dimensions sus-citées, m’a semblé au contraire très naturelle. Cela tient également au style lapidaire et factuel d’Edouard Levé, débarrassé de tout pathos. Au final, l’aventure #àMainLevé constitue, il me semble, un bon exemple de ce que peut produire l’écriture numérique aujourd’hui, avec l’atomisation de la figure tutélaire et très descendante de l’auteur, pour accueillir une multitude de points de vue qui se répondent et se réfractent, sans hiérarchie préalable.
Vous avez adapté le dispositif en classe : comment avez-vous réussi à l’intégrer à votre programme ?
Le programme de troisième comporte l’entrée “se raconter se représenter” : l’intégration de fragments autobiographiques, à travers les pages d’un auteur reconnu, était donc justifiée. À cause de sa dimension particulière (se livrer publiquement, même sous couvert d’anonymat), je ne l’ai proposé qu’aux élèves volontaires. Ils sont tout de même une bonne vingtaine à se prêter au jeu tous les vendredis, jusqu’aux vacances de la Toussaint.
Comment l’avez-vous mis en œuvre en classe ?
À la fin de la séquence, tous les élèves doivent produire, en lien avec les arts plastiques, un collage autobiographique, qui mêle écriture, images, montages, films… Pour la partie écriture, ils peuvent piocher dans les textes écrits en cours de français, qui font eux-mêmes l’objet d’un dossier autobiographique, à rendre mi-octobre. Dans ce dossier, on trouve entre autres un souvenir marquant, à la manière de Michel Leiris, un “j’aime/je n’aime pas” à la façon de Roland Barthes… Les #àMainLevé sont donc une possibilité pour les élèves volontaires d’enrichir leur collage, qui va être présenté à l’oral. Toutes les semaines, je poste une page d’Autoportrait sur un document partagé, auquel ils/elles ont accès. Charge à eux ensuite de produire de courts textes mêlant leur propre vie à celle de Levé. Spontanément, ils/elles imitent son style et livrent des fragments anecdotiques, drôles, surprenants, tristes… Je leur donne des conseils en commentaire, sur la syntaxe, l’orthographe, la conjugaison. Et nous publions via le compte Twitter de la classe le vendredi. D’autres classes se sont également lancées dans le dispositif, notamment celles de MM. Vighier et Mistrorigo, professeurs de Lettres, avec qui nous travaillons quotidiennement dans ce que nous avons appelé le “réseau des lettres.”
Question difficile : un exemple de tweet coup de cœur ?
C’est assez cruel d’en isoler un, parce que tous ont leur singularité, d’autant plus émouvante quand on côtoie leur autrice/auteur tous les jours, mais j’aime tout particulièrement celui-ci : “Je n’ai pas de problèmes de famille. Je trouve que “Comment vas-tu ?” est une question inutile. J’ai parlé à quelques Américains. Je m’intègre souvent à des groupes. Il m’arrive de penser au sens de la vie et de mon existence, mais je finis toujours par être confuse.”
Amener les élèves à raconter des morceaux de leurs vies sur les réseaux sociaux, voilà qui pourrait choquer certain.es : comment ont réagi les élèves à cette invitation ? comment avez-vous affronté cette question de l’intimité exposée, cette question de « l’extimité »?
Être choqué par une telle pratique reviendrait à faire bien peu de cas des usages de nos jeunes, qui passent pourtant la plupart de leur temps à se dévoiler sur les réseaux, de façon plus ou moins pudique. Ces derniers participent aujourd’hui pleinement à la constitution de leur image sociale, qu’on le déplore ou non. Ce qui est tenté, ici, c’est que cette pratique soit accompagnée et réfléchie, pour entraîner, espérons-le, une plus grande mise à distance, une plus grande acuité, et, partant, une plus grande maîtrise. Cela rejoint finalement l’un des enjeux de l’écriture autobiographique : écrire sur soi pour parvenir à une meilleure connaissance de soi. Quand je leur ai proposé cette activité, les élèves n’ont pas été autrement étonné.es : ils ont grandi avec cette possibilité de pouvoir s’exprimer publiquement, n’importe où, n’importe quand. Ce qui est peut-être plus intéressant, c’est que les élèves participants sont ceux qui se montrent majoritairement, en classe, les plus discrets. Comme si publier sur un réseau social était finalement une démarche moins difficile que prendre la parole devant le groupe. Toujours le lien entre écriture et intimité.
L’expérience d’écriture créative a-t-elle permis de faire émerger des connaissances ou réflexions sur la littérature ou l’écriture de soi ?
L’axe principal de cette séquence sur l’autobiographie est l‘articulation entre le général (ce qui nous rassemble tous) et le particulier (ce qui fonde nos différences). On retrouve particulièrement cette articulation dans l’œuvre d’Edouard Levé, à travers cette juxtaposition d’éléments en apparence disparates et anodins mais qui finissent par dessiner une vie. Je crois que les élèves y ont été immédiatement sensibles, comme j’ai pu l’être avant eux. Comme le dit beaucoup mieux Perec, dans l’Infra-ordinaire : “Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? […] Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. »
Et, de façon plus technique, étudier le style de Levé permet de montrer aux élèves qu’un texte ne saurait être un simple décalque de l’oral, avec des phrases interminables, souvent sans ponctuation, mais qu’il doit être structuré, organisé. Un bon exercice dans l’optique de la rédaction du DNB.
Quels vous semblent les profits que les élèves peuvent tirer de telles activités d’écriture créative jusque sur les réseaux sociaux ?
Il me semble que l’école a tout à gagner à proposer des activités impliquant l’élève et lui demandant de faire des choix engageants, authentiques, à côté des activités plus traditionnelles. S’il faut bien sûr enseigner une écriture normée et commune, il est indispensable de proposer également des activités plus libres, à travers lesquelles on n’est plus simplement exécutant, mais aussi inventeur. En outre, pour le professeur de français, les réseaux ont cet avantage appréciable de permettre aux élèves de se frotter au principe de publication, avec ce qu’il comporte de concertation, choix et réflexion préalable. Comme le dit joliment Viviane Ghesquiere, collègue de Lettres et elle aussi fervente adepte de #àMainLevé : “Écrire pour être lu, c’est là que l’acte d’écrire prend tout son sens.”
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le compte Twitter des classes de français du collège M. Grillard à Bricquebec