On peut penser que le débat est clos : non les jeunes ne sont pas compétents en numérique. Il suffit de lire les nombreux documents, textes et autres publications (issues parfois de scientifiques) qui n’ont eu de cesse de le rappeler, fustigeant au passage l’idée de génération Y ou encore de natif numérique et autres appellations du même type. Dans le même temps et dès les débuts de l’informatique nombre d’adultes ont déclaré être surpris de l’habileté des jeunes devant ces machines. Certains enseignants de matière professionnelles n’hésitaient pas à solliciter certains de leurs élèves pour aider à résoudre des problèmes techniques (observation faite à plusieurs reprises en lycée professionnel et technique dans les années 1980). La prise de conscience de ce supposé écart est significative d’un questionnement plus général : comment s’adapter à l’informatisation, à la numérisation de la société ? Cet écart supposé révèle plus généralement un fait : personne ne maîtrise la totalité des savoirs informatiques et surtout de leur mise en pratique. Il est révélateur aussi d’un autre élément : les connaissances de chacun de nous sont d’abord des connaissances en contexte. Pour le dire autrement nous connaissons d’abord les savoirs et informations dont nous avons besoin pour agir, pour être compétent dans différentes situations.
Maitrise ou mal numérique ?
Cette première analyse amène à interroger une croyance répandue : il y aurait des savoirs universels dont tous les humains devraient avoir la maîtrise pour vivre en société. C’est l’utopie du socle commun. Au cœur de ces savoirs et compétences, dès 2005, l’état français a mis des compétences numériques dites de base sous l’appellation B2i. Depuis la rentrée 2019, le B2i est remplacé par le PIX, dont la proximité est importante mais dont les modalités diffèrent. Par contre on retrouve cette notion de socle minimal commun à maîtriser. Malgré tous ces efforts louables, on le sait aussi bien pour les compétences numériques que pour les compétences mathématiques ou d’expression française, il y a deux éléments à articuler : les exigences scolaires et les pratiques usuelles. Or nous avons tous, au cours de notre parcours scolaire, su choisir d’apprendre certaines choses pour mieux les oublier au lendemain du contrôle voire du diplôme, d’une part parce que l’évaluation reposait surtout sur une épreuve ponctuelle et d’autre part parce que nos activités post scolarité ne nous invitaient pas à réactiver ces apprentissages.
Deux publications récentes peuvent nous amener à y réfléchir : celle de la DEPP (DEPP, Note d’information N° 19.40 – Novembre 2019) et celle de l’INSEE sur la fracture numérique (INSEE PREMIÈRE No 1780 Paru le : 30/10/2019.). D’autres études publiées antérieurement ainsi que des travaux de recherche ont mis en évidence d’une part la variété des profils de compétences des jeunes et des adultes, et d’autre part la variété des contextes d’usage. Toutefois l’inquiétude est palpable en particulier au travers de ce sentiment, ancien, qu’il faut maîtriser l’ordinateur, l’informatique et désormais Internet pour s’en sortir dans la société et en particulier dans les activités professionnelles. C’est bien pourquoi dès les années 1970 le monde scolaire s’est penché sur cette question et que en 2018 est mis en place l’enseignement SNT en classe de seconde pour « tous » les élèves. Toutefois, des réticences s’expriment. Elles sont nombreuses et s’alimentent d’analyses et de constats divers allant d’un problème d’équipement, de formation à un danger de l’envahissement de l’école par le mal numérique incarné actuellement pas « les écrans ». Cette tension entre ces deux pôles extrêmes doit nous faire avancer dans la réflexion. Malheureusement nombre de personnes sont plus dans un discours enflammé que dans une réflexion calme et pragmatique.
Qu’est ce qu’être compétent numérique ?
Il nous faut explorer deux pistes pour améliorer la compréhension de la question et imaginer des pistes pour éduquer :
– la première consiste à tenter de définir ce que c’est qu’être compétent numérique vs illettré numérique,
– la deuxième consiste à explorer l’idée que l’on construit l’illettrisme numérique en imposant aux usagers des services et applications dont l’ergonomie, au moins laisse à désirer, mais plus largement qui ne sont pas conçus pour l’usager.
Avec la première piste il faut envisager le fait que, au cours de notre vie, nous développons certaines compétences et en abandonnons certaines autres selon les contextes dans lesquels on travaille on agit, cela fait donc de chacun de nous un illettré partiel. Lors de nos travaux de recherche nous avons pu observer que des élèves de classes primaires ou de collèges avaient des « profils utilisateurs » très différents et donc des niveaux de maîtrise aussi différents. Cependant, ce qui est caractéristique, c’est que ces jeunes cherchaient tous ou presque à développer ces compétences numériques, le plus souvent par eux-mêmes, au-delà de l’école qui n’apportait pas de réponse concrète mais rendait l’informatique plus complexe voire plus incompréhensible en regard des besoins. Ainsi le danger de l’apprentissage précoce de la programmation peut-il être, s’il est trop formel, devenir un repoussoir motivationnel. Certes la pédagogie de projet est recommandée (cf. les propos de G Dowek lors de l’émission de France culture consacrée à ces questions) mais est-ce réellement ce qui se fait ? Bref, de toutes manières, il est vain d’espérer que tous les élèves aient un niveau de maîtrise homogène pour un niveau scolaire commun.
Comment se construit l’illettrisme numérique ?
A la deuxième piste, on peut imaginer que certains concepteurs de produits, services et autres logiciels ne parviennent pas à penser à l’utilisateur. Ainsi les jargons professionnels et autres circuits spécifiques à des milieux sont particulièrement difficile à pénétrer, ce qui est constatable aussi bien avec les responsables informatiques (DSI) que dans d’autres professions). On peut penser que c’est comme si les concepteurs, les professionnels souhaitaient fermer la porte à la compréhension rapide par l’usager et à préférer la soumission et la demande de celui-ci, s’assurant ainsi une sorte de pouvoir. Dans cette optique, on constate que le fond (la technicité) l’emporte parfois sur la forme (les manières de présenter) ou emporte parfois la forme dans des interfaces difficilement accessibles au non initié. On peut le constater dans le dialogue avec des administrations, des assurances, des banques etc… Nous aurions ainsi deux types d’illettrisme numérique contre lesquels il faudrait lutter : celui issu de la formation personnelle des usagers, celle causée, plus ou moins volontairement par les concepteurs de services numériques. A moins que ceux et celles qui causent cet illettrisme n’aient pas vraiment envie de voir les usagers accéder à la compréhension de peur qu’ils ne les remplacent. D’une part l’absence d’aide aux usagers, d’autre part la complexité des interfaces et des procédures.
L’enseignant qui se trouve face à un élève en difficulté peut se poser deux questions : est-ce lui qui n’y arrive pas ? Est-ce moi qui ne parviens pas à transmettre. Il en est de même pour le numérique : les usagers sont-ils illettrés du numérique ? Les concepteurs ne savent pas faciliter l’accès à leurs produits. Des études assez anciennes ont montré que les concepteurs d’objets techniques ne savaient que difficilement expliquer le fonctionnement de leurs objets à ceux auxquels ils sont destinés (voir la question du UX Design -Sylvie Daumal). Rappelons-nous ici le fonctionnement assez exotique de la programmation des magnétoscopes vidéo à cassettes… Certains usagers d’applications fournies par le ministère de l’éducation ou par des sociétés qui œuvrent dans le domaine ont bien souvent déploré la difficulté d’accès à ces produits, choisissant alors les produits les plus faciles à utiliser même s’ils n’apportent pas les garanties suffisantes. C’est un des débats qui agite actuellement encore la lutte contre des grandes entreprises du numérique : elles ont gagné leur popularité grâce à cette facilité d’usage et par les habitudes et compétences qu’elles ont générées chez leur « clients ». Ceux-ci « exigent » désormais la même accessibilité et la même utilisabilité. L’école devrait s’emparer plus largement de ces questions, en prenant en compte les deux dimensions : conception et utilisation, mais pas seulement dans la formation des élèves et des enseignants, mais aussi dans les prescriptions faites aux concepteurs.
Bruno Devauchelle
Texte officiel concernant la mise en oeuvre de PIX
Emission de France Culture sur l’enseignement de l’informatique au lycée
André Tricot, Fabienne Plégat-Soutjis, Jean-François Camps, Alban Amiel, Gladys Lutz, et al.. Utilité, utilisabilité, acceptabilité: interpréter les relations entre trois dimensions de l’évaluation des EIAH.
Sylvie Daumal – Design d’expérience utilisateur, Principes et méthodes UX, Eyrolles, collection Design web,224 04/01/2018 (3eme édition)