« On vient de rater une belle occasion de donner des conseils aux maîtres pour l’oral en maternelle ». Maître de conférences en sciences du langage, Mireille Brigaudiot est bien connue des enseignant(e)s de maternelle. Elle réagit à la publication du nouveau guide ministériel « Les mots de la maternelle ». Pour elle, ce guide ne sait pas comment les enfants apprennent et n’aide pas les enseignants à comprendre les apprentissages enfantins et à leur faire confiance.
Cette publication annonce son objectif : guider les professeurs dans la mise en oeuvre de démarches d’enseignement au service des acquisitions lexicales. Je vais faire comme si j’étais une maîtresse de maternelle. Devant les 63 pages, je décide d’aller directement aux exemples de cet enseignement particulier, en fin de guide.
Page 35 – Focus – Un exemple de construction de séquences sur les trois années de l’école maternelle
Je commence (première phase) par dire (faire dire ?) les parties du corps et du visage, comme je le fais d’habitude avec comptine et jeux en regroupement. Mais je vois aussi que je dois construire un répertoire d’images. Je note. Je sors ensuite l’album « Va-t-en monstre Vert » et je ne comprends pas bien pourquoi je dois préparer un tableau en classant 22 mots du texte en noms, adjectifs et adjectifs de couleur. C’est pour ma fiche de préparation. Puis je dois lire le livre aux enfants sans montrer les images. J’essaie de le faire et me rends compte que je ne comprends rien. Bon. Pas grave. Je suis dans la deuxième phase de compréhension, alors je « favorise l’appropriation progressive du vocabulaire » en demandant aux enfants, en entendant ma lecture, de placer sur un tableau les éléments du portrait. Je suppose que je dois reprendre les mots que j’avais classés. Comment je vais représenter « tordu » ou « effrayant » ?
Je passe à la troisième phase, là où les élèves « doivent s’entraîner à passer d’un vocabulaire passif à un vocabulaire actif » . Ils doivent parler alors que j’ai plein d’images qu’il suffit de montrer ? hou la la. D’ailleurs, les jeux proposés ne nécessitent pas de parler : « jeux de Kim, memory, loto, puzzles avec les mots du portrait du visage »…. De fait, ce que je dois faire est dans la formule : « ils sont mis en confiance pour utiliser le vocabulaire appris » .
Je passe à la quatrième phase durant laquelle il y a mémorisation et réinvestissement en réutilisant les mots. Je vais demander aux enfants de « décrire d’autres portraits qui évoquent la peur ou d’autres émotions« . Sauf que les enfants ne décrivent jamais, encore moins des émotions, ils interprètent en disant « il a peur ». Ils ne diront jamais « c’est effrayant » alors qu’ils le comprennent très bien. Pourquoi le texte dit « vocabulaire passif » alors que c’est grâce à ça qu’ils comprennent ? Les enfants « réalisent des portraits, des collections d’images« , ce qui ne fait pas parler. Je dois aussi « constituer des collections de mots mis en réseau » (qu’est-ce que ça veut dire ?), et « mettre en réseau cet album avec d’autres livres » ( je peux raconter – lire d’autres albums, oui, ça je l’ai toujours fait, mais que veut dire « mettre en réseau » ?).
Je décide de regarder la progression de ce travail en Moyenne Section. Surprise, je vais « élaborer avec les élèves des boîtes à mots thématiques qui s’enrichissent au fur et à mesure des apports et construire des guirlandes de mots reliés les uns aux autres permettant de les regrouper selon leur nature« . Je dois tout écrire ???… Non : « la fabrication de cartes-images à partir des mots recueillis lors de la première phase et après lecture de l’album permet d’utiliser et de mémoriser le vocabulaire ». Je vais appeler « boîte à mots » une boîte d’images ? J’abandonne parce qu’en lisant les fiches suivantes, c’est plutôt pire, on est au cycle 3.
Essayons d’aider cette maîtresse en cherchant les logiques de ce texte. Les 63 pages vont permettre de passer :
– des acquisitions lexicales (champ de recherche du développement « naturel », c’est-à-dire sans enseignement particulier, seulement en situation de vie avec des adultes qui parlent),
– à l’apprentissage du vocabulaire à l’école grâce à un enseignement (champ de recherche appartenant à la didactique, avec des progressions, des mots, des mots, pour finir par des évaluations).
La longueur du texte s’explique alors par une double difficulté des rédacteurs: justifier la nécessité de cet enseignement et justifier les moyens choisis pour y parvenir.
Justification de la nécessité d’un enseignement
« Chaque enfant enrichit son vocabulaire par l’usage, l’échange, dans des situations variées où le langage parlé est nécessaire« . Mais « une simple exposition se révèle toutefois nettement insuffisante pour s’approprier un vocabulaire suffisamment riche« . Car « les parents issus de catégories socio-professionnelles favorisées et qui ont un niveau de diplômes plus élevé parlent plus à leur enfant, mais surtout utilisent un vocabulaire plus riche et plus divers en types de mots, répondent en continuant sur la topique ouverte par l’enfant et ont moins de phrases ayant pour but de diriger le comportement de l’enfant« . Donc « l’enrichissement lexical implique un enseignement explicite et dirigé de cet apprentissage avec des séquences spécifiques, des activités régulières de classification, de mémorisation de mots, de réutilisation de vocabulaire et d’interprétation de termes inconnus à partir de leur contexte ou de leur morphologie« .
Cet enseignement porte sur la langue. On découvre en effet, dans un schéma page 4, « qu’il existe en premier lieu un système linguistique« . Premier de quoi ? pour qui ? Mystère. Déclaration tellement opaque qu’on peut lire qu’une langue est faite de règles (la syntaxe) et de choix de sons et que ces sons et règles constituent la phonologie de la langue ?
Mais cette langue ne suffit pas, il faut y ajouter « un système symbolique et conceptuel (les idées que l’on veut transmettre) et un système social (les autres êtres humains à qui nos messages sont adressés)« . Les travaux en acquisition du langage en prennent un coup. Alors qu’on sait depuis environ un siècle que le bébé d’homme peut se définir, par opposition aux animaux, comme un être « programmé » pour mobiliser la fonction symbolique (capacité d’évoquer quelque chose en dehors de sa présence) grâce à des signes ou des symboles et dans des relations avec son entourage, voici que dorénavant il ne va l’utiliser que pour traiter la langue. Oh ! Mais comment Bruner a-t-il pu écrire « Savoir faire, savoir dire » pour montrer comment les tout petits « disent », bien avant de parler ? Mais à quoi bon le premier objectif en langage, « oser entrer en communication » du Programme pour l’école maternelle (2015) qui évoque les moyens non-verbaux ? Quant au versant social de l’apprentissage visé, on comprend entre les lignes que les usages oraux de l’école vont être en rupture avec les usages familiaux. Ah bon, on n’est pas à l’école maternelle ?
Justification des moyens choisis pour cet enseignement particulier
Le premier moyen préconisé relève de la démarche d’enseignement. Dans un premier temps, le guide souligne l’importance de l’oral du maître, dans les conversations courantes y compris avec un seul enfant et dans des textes qu’il raconte ou lit. Ouf. On reprend confiance parce qu’il s’agit de ce que s’efforcent de faire les enseignants de maternelle depuis longtemps. Mais voici qu’il doit « passer de découvertes incidentes à des apprentissages décontextualisés, explicites et structurés« . En fin de compte, la proposition consiste à employer l’oral en contexte, puis à décontextualiser certains mots (choisis !!), pour les-re-contextualiser dans un nouveau cadre. Et tout au long du travail, les évaluations « diagnostic, formative, différée » permettent au maître de quantifier les progrès chez chaque enfant.
« Deux conditions nécessaires à des modalités d’apprentissages optimisée : avoir une vision structurée de l’enseignement du vocabulaire que l’on veut concevoir pour la classe et disposer au départ d’un corpus de mots soigneusement choisis« . D’où viennent ces 2 conditions ? Mystère. Car si les enfants de milieux dits favorisés arrivent, dès la PS, avec un vocabulaire « riche » ( ? terme omniprésent dans le guide) et une syntaxe « structurée » (même remarque, sans compter que tout à coup vocabulaire et syntaxe sont dans un bateau…), ce n’est certainement pas grâce à des parents ou des personnels de crèche qui auraient constitué des corpus de mots à faire acquérir aux enfants. Et où sont les recherches qui montrent ces 2 conditions ?
Serait-ce une bonne idée de reproduire, en classe, une méthodologie proche de celle des laboratoires, avec des enfants sur leur siège et soumis à des vidéos ou des passages d’images sur écran, accompagnés de signaux sonores ou de la voix d’un expérimentateur pour l’étape d’habituation, ensuite remis dans la même situation avec mesures de leurs temps de réaction par le regard pour l’étape de test ?
Le second moyen pour enseigner le vocabulaire est l’utilisation d’images. « Les outils d’aide à l’apprentissage du vocabulaire sont déterminants ; ils doivent être structurants, organisés, récapitulatifs et évolutifs. Comme les élèves ne déchiffrent pas encore et qu’il ne faut pas encourager la reconnaissance globale du mot, les outils concerneront exclusivement des images« .
Parler aux enfants de « boîte à mots » alors qu’on leur donne des boîtes d’images, parler de « guirlandes de mots » alors qu’ils manipulent des images sont des incohérences passées sous silence. L’histoire se répète : régulièrement, sans doute avec les meilleures intentions, des chercheurs essaient de donner aux jeunes enfants des éléments de savoirs savants en pensant que ça les aide à apprendre. Et comme on est en maternelle, ces savoirs sont présentés sous formes d’images : les éléments de la phrase (déterminant, nom, verbe) avec les pictogrammes dans les années 70, les éléments phonologiques (syllabes, phonèmes) à partir des années 90, et dorénavant les mots. Or justement, parce qu’on est en maternelle, là où les enfants sont en acquisition, avec leurs stratégies à eux, ils ne font rien de ces images.
C’est tout à fait étonnant de ne pas trouver une seule mention dans ce guide de toutes ces stratégies extraordinaires qu’ils utilisent « naturellement » pour s’emparer de l’oral : découpage d’une chaîne sonore en « blocs » et réemploi dans d’autres énoncés (« tu s’en va ? » pour « tu pars ? »), transfert de régularités repérées (« les enfants i sontaient méchants »), organisations sémantiques à partir d’antonymes ou de complémentaires notionnels (« faut ouvrir » pour faut fermer), repérage de morphèmes et recomposition de mots (« tu peux me déprocher ? » pour « tu peux me reculer de la table ? », avec ap-procher et donc dé-procher), etc. Ce sont des dé-contextualisations et re-contextualisations, sauf que ce sont les leurs, et sans images.
Le troisième moyen est l’évaluation. Rappel : il y a un Programme national pour l’école maternelle (2015) qui définit l’évaluation positive comme le progrès d’un enfant par rapport à lui-même. Il est donc hors de question d’envisager cette terrible liste totalement inutile : l’élève est capable de nommer des fruits, oui-non, il est capable de nommer les catégories, oui-non, il est capable de décrire certains fruits oui-non.
Mon avis
On vient de rater une belle occasion de donner des conseils aux maîtres pour l’oral en maternelle. C’était le moment d’éclairer la philosophie du Programme 2015. Peut-être en viendra-t-on un jour à admettre qu’il faut faire confiance à l’intelligence des enfants parce qu’ils ont tous la même et savent la faire fonctionner tout seuls, et à admettre qu’on peut empêcher l’aggravation des écarts langagiers en maternelle avec une vraie formation des maîtres leur permettant de comprendre les enfants de 2 à 6 ans et d’interagir avec eux. En l’état, les conseils de ce guide, au mieux resteront lettre morte, au pire seront considérés comme le progrès d’une « maternelle cycle 3 ».
Mireille Brigaudiot
Le guide Les mots de la maternelle