« Investis d’un pouvoir jugé déterminant dans la scolarité de leurs enfants, les parents sont sur responsabilisés par l’institution scolaire…Or de même que le comportement des parents ne peut être la cause de « l’échec », ils ne sont qu’un maillon de la « réussite ». Cependant, de manière analogue au traitement désormais réservé à la pauvreté , les causes individuelles tendent à se substituer aux causes sociales et à conforter des jugements de nature morale sur les comportements des parents ». Les « parents invisibles », qui font le titre du nouveau livre de Pierre Périer (collection éducation & société, PUF), ce sont les parents des familles précaires. Alors que l’école attend des parents qu’ils l’assistent, ces parents n’ont ni une situation ni les ressources nécessaires pour ce travail de soutien d’élèves d’ailleurs souvent en difficulté. Ainsi commence un malentendu qui transforme le vif intérêt de ces parents pour l’école en un retrait, de la méfiance voire du ressentiment. Pierre Périer, professeur à Rennes II, auteur de « Professeurs débutants » (PUF), montre comment une politique animée de bonnes intentions se retourne contre ceux là même qu’elle voudrait aider. Pierre Périer décrit ces mécanismes dans cet entretien donné au Café pédagogique. A commencer par cette lamentable scène quotidienne : « fais tes devoirs! »…
Votre livre, « Les parents invisibles », PUF, évoque l’évolution de la relation entre parents et institution scolaire. Vous parlez à ce propos de « renversement radical » de cette situation. Que voulez vous dire ?
Comme je l’explique dans le livre, on peut dater ce renversement des années 1980. A partir de ce tournant des années 1980, les parents sont davantage sollicités par l’école qui attend d’eux une coopération pour les apprentissages scolaires. Et cette sollicitation met au jour les inégalités de ressources et de compétences des parents face à l’école.
A ce moment là, le modèle de relation parents -école s’individualise avec, d’un coté, des parents stratèges consommateurs d’école et de l’autre des parents qui n’entrent pas dans ce jeu, des parents « invisibles » . Du fait des autres, ils sont surexposés. On voit émerger la notion de parent « démissionnaire ». Mais c’est l’école qui fabrique cette catégorie de parents qui ne répondent pas à ses attentes. Elle le fait de façon unilatérale. Cette attente de l’école dévoile les inégalités entre parents et pointe du doigt ceux qui sont trop absents ou qui ne répondent pas aux demandes de l’école. Ce sont les parents des enfants qui ont le plus de difficultés scolaires qui répondent le moins aux attentes.
Les familles pauvres sont-elles démissionnaires ?
Non. Notre enquête par exemple montre que ces parents sont très attachés à l’idée de l’école républicaine. Ils s’impliquent dans la mesure de leurs moyens et ils attendent beaucoup de l’école. Mais ils ne sont pas en phase avec l’école. Leur façon de procéder ne trouve pas de reconnaissance au sein de l’école. Ces parents sont conscients des enjeux scolaires mais n’ont pas l’héritage qui leur permettrait de soutenir leur enfant. Elles méconnaissent l’école et les règles des échanges avec elle. Elles ne savent pas comment faire tout en voulant bien faire.
Dans le livre un chapitre est consacré à une scène fondatrice de ce malentendu entre parents et école : celle des devoirs à la maison. Qu’est ce qu’ils nous apprennent sur la relation école – familles ?
C’est le premier sujet qui est évoqué par ces parents. Ils expriment leurs difficultés et leur incompréhension à travers ces questions. Comment peut-on leur demander à eux d’aider aux devoirs alors qu’ils ont été peu scolarisés et qu’ils ne possèdent pas les méthodes attendues par l’école ? Comment l’école peut leur demander ce dont ils ne sont pas capables ? L’Ecole fait comme si tous les parents maitrisaient les attentes de l’école et pouvaient accompagner les enfants et les aider dans leurs devoirs.
Ces parents ressentent un sentiment d’injustice très fort que l’Ecole ferait bien d’entendre. On est là sur un point central de la difficulté à construire une relation avec les parents. On mesure l’ampleur des inégalités qui se fabriquent par ce moyen et le sentiment d’injustice qui est produit.
Justement vous dites que l’expérience des devoirs à la maison change le regard des parents sur l’Ecole…
Les parents ne discutent pas de l’intérêt des devoirs. Mais des conditions données pour les faire. Ces parents de la précarité n’ont souvent pas le temps ou pas la disponibilité pour aider leurs enfants à faire les devoirs. Pensez par exemple aux mères célibataires avec plusieurs enfants et des horaires décalés. Avec des enfants en difficulté les devoirs deviennent vite une source de tension dans la maison qui revient presque tous les jours. Les devoirs renvoient aussi les parents à leur incompétence. Le parent qui ne peut aider aux devoirs est disqualifié auprès de son enfant.
Alors l’épisode des devoirs nourrit un sentiment d’injustice chez les parents. On l’a ressenti très vite dès le début de l’enquête. On pensait que les parents parleraient des relations avec les enseignants. Mais ce sont les devoirs qui sont arrivés en premier.
Vous écrivez dans le livre que cela aboutit à une inversion du rapport à l’école et à une « attente à distance » des parents…
Ces parents espèrent beaucoup de l’école. Ils se sentent peu légitimes et s’en remettent à l’école et aux enseignants. D’où cette attitude distante qui est à rebours des attentes de l’école. On le voit par exemple à propos des échanges institutionnalisés. Les parents disent « tant qu’on ne me fait pas signer de papier c’est que tout va bien à l’école ». Moins on les sollicite plus ils pensent que ça se passe bien à l’école. Il y a là un malentendu qui éclate dès que l’école fait signe pour signaler une difficulté, un problème de comportement ou d’orientation.
Les bulletins trimestriels ne comblent pas le vide ?
Ils sont peu évoqués par les parents. En fait ces parents ont du mal à juger des résultats. Souvent ils sollicitent l’enfant pour qu’il commente ses résultats. Au collège souvent ces parents découvrent de mauvaises surprises lors de la remise en main propre du livret.
Pour vous cette coopération entre l’école et les parents est « une domination douce ». N’est ce pas une formule dure ?
Evidemment il y a de la contradiction entre coopération et domination. Et évidemment je ne remets pas en cause le principe de la coopération entre l’école et les parents. Il va dans le bon sens. Cette coopération peut être efficace avec certains parents. Mais ce n’est pas le cas avec tous les parents. Elle est inégalitaire dans ses effets.
Du coup il faut interroger cette coopération. Elle a été élaborée de façon unilatérale par l’école. C’est l’école qui définit seule les règles et les conditions de la rencontre avec les parents. Elle est très normative. L’école demande aux parents d’avoir les compétences nécessaires pour endosser le role de parent d’élève. L’école ne se met pas en danger avec cette coopération qui lui permet de se dédouaner à bon compte. Sous le prisme de la coopération avec les parents on fabrique des parents défaillants et l’école se dédouane à bon compte.
Cette coopération est un piège pour les parents. On voit qu’elle est inégalitaire. Si elle produit ces inégalités c’est parce qu’elle est pensée et portée par l’institution scolaire de façon unilatérale.
Que faire alors ?
Il vaudrait mieux laisser les acteurs inventer des dispositifs pour tisser des liens entre école et parents. Cela se fait d’ailleurs mais au niveau local. L’institution doit accepter de créer les conditions qui lui permettraient de recueillir la parole des parents pour comprendre leurs attentes. Lors de notre enquête, avec l’aide d’ATD Quart Monde on a entendu des choses qu’on n’entend jamais sur l’école. Les parents sont disposés à aider l’école mais pas aux conditions fixées par l’école.
Propos recueillis par François Jarraud
Pierre Périer, Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale. Collection Education & société, PUF, ISBN 978-2-13-081869-4. 25€.
P Périer : les familles populaires face à l’école