La question des affects et des émotions a été longtemps négligée à l’école et ce, principalement dans l’école publique française, centrée sur une « forme scolaire » privilégiant la construction d’un individu rationnel par les apprentissages et le savoir académique laissant aux pédagogies alternatives/nouvelles de Montessori à Freinet le soin de penser le bonheur d’apprendre et l’épanouissement par le savoir. Cette question n’est pas aujourd’hui caduque quand un raisonnement à court vue oppose plaisir et apprentissage, dans un imaginaire structurant opposant les savoirs académiques et la pédagogie, l’esprit et le corps, la raison et l’émotion ? La forme scolaire en demeure la concrétisation pour la « socialisation méthodique de la jeune génération » comme le suggérait Durkheim, au travers d’une discipline, de règles et contraintes (perpétuant un ordre social, et édifiée sur le modèle de l’Eglise (Dubet) de la sanctuarisation du savoir, de l’ascèse, de la séparation, de la répression du « naturel ». Ce modèle scolaire repose sur la promotion d’un individu rationnel par la « transmission » de savoirs scolaires, et par le déni des affects dans le lieu scolaire. Pour Rebecca Shankland (université Grenoble Alpes), les compétences psychosociales, comprenant les compétences de régulation des émotions sont essentielles dans l’apprentissage . Il s’agit de penser et de promouvoir le Bien-être à l’Ecole.
En quoi faut-il prendre en compte les émotions pour penser l’apprentissage ?
Lorsque l’on parle d’apprentissages scolaires, l’on pense dans un premier temps à l’importance des fonctions exécutives qui activent la mémoire de travail, la planification ou encore l’inhibition, des processus qui vont faciliter la compréhension et l’intégration des contenus et des méthodes de travail. Toutefois, les émotions ont aussi un rôle important à jouer dans les apprentissages car elles contribuent à faciliter ou à freiner l’engagement dans les apprentissages. Lorsqu’il s’agit d’émotions agréables, elles suscitent de l’intérêt et de la motivation qui favorisent la mobilisation des fonctions exécutives.
A l’inverse, des émotions dites négatives peuvent réduire les capacités de mémoire de travail notamment en raison d’une charge cognitive supplémentaire générée par des pensées répétitives négatives appelées « ruminations », et peuvent également orienter l’attention vers des informations moins pertinentes pour l’apprentissage scolaire, informations liées à ces ruminations et non liées à la matière enseignée durant le cours.
C’est la raison pour laquelle aujourd’hui l’Education nationale propose des ateliers spécifiques portant sur le développement des compétences psychosociales, comprenant les compétences de régulation des émotions, dans le but de favoriser une meilleure gestion des apprentissages. Nous ouvrons d’ailleurs à la rentrée prochaine le premier DU « Développer les compétences psychosociales » à l’Université Grenoble Alpes.
Certains de vos travaux de recherche visent à évaluer l’efficacité d’interventions de pleine conscience et de psychologie positive. Ont-elles été testées sur des professeurs ? des élèves ?
Pendant plusieurs années nous avons mené des recherches interventionnelles avec des enseignants dans leurs classes afin d’en évaluer l’efficacité auprès des élèves, en termes d’amélioration du bien-être, de la motivation et de l’engagement scolaire. Certaines de ces interventions se sont avérées efficaces comparativement à des classes « témoins » qui ne bénéficiaient pas des ateliers proposés, mais d’autres projets de recherche n’ont pas toujours pu mettre en évidence autant de différences significatives que ce que nous avions pensé au départ entre les classes « expérimentales » et les classes « témoins ». Au-delà des problèmes méthodologiques liés aux questionnaires, notamment chez les plus jeunes élèves, il réside également une question plus fondamentale concernant l’effet de la posture des enseignants sur le bien-être et la motivation des élèves.
C’est pour cette raison que nous avons développé il y a trois ans, avec mon collègue Damien Tessier, un programme de formation à destination des enseignants intitulé Promotion de la Motivation et du Bien-être à l’Ecole. Cette formation aborde dans un premier temps les leviers de la motivation autodéterminée des élèves, à travers notamment un travail de conception de dispositifs d’enseignement stimulants favorisant la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux tels que définis par la Théorie de l’Auto-Détermination développée par Deci et Ryan dans les années 1980. D’après les recherches menées au cours des 40 dernières années, il existerait trois besoins psychologiques essentiels contribuant au bien-être et à la motivation autodéterminée (intrinsèque) : le sentiment d’autonomie (se sentir acteur de ses apprentissages), le sentiment de compétence (se sentir capable de répondre aux exigences de la situation), et le sentiment de proximité relationnelle (ressentir une sécurité affective au sein du groupe classe). Au travers des interactions dans la classe, l’enseignant peut nourrir ou entraver ces besoins.
Pour identifier les styles interactionnels soutenant les besoins, nous analysons les modalités d’interaction à partir d’observations filmées de séquences pédagogiques. Dans un deuxième temps, nous présentons différents outils scientifiquement validés permettant de favoriser un climat de classe soutenant les besoins psychologiques fondamentaux, tels qu’un travail sur l’identification des points forts et qualités humaines des élèves, ainsi qu’un travail sur l’identification et la régulation des émotions. Ce travail favorise un climat de classe et des compétences psychosociales favorables aux apprentissages.
Nous avons évalué l’efficacité de ce programme sur la motivation et le bien-être au travail pour les enseignants, mais aussi sur la relation enseignant-élève et sur le bien-être et la motivation des élèves. Les résultats prometteurs nous ont encouragé à poursuivre dans cette voie. C’est pourquoi la formation est aujourd’hui proposée via la FTLV (Formation Tout au Long de la Vie) et peut être approfondie en suivant le DU Promotion de la Motivation et du Bien-être à l’Ecole qui ouvre dès la rentrée à l’ESPE de l’Université Grenoble Alpes.
En quoi le bien-être est-il une variable pour penser l’acte éducatif ?
Comme l’ont montré Deci et Ryan dans leurs travaux, mais aussi bien d’autres chercheurs depuis une vingtaine d’années, le bien-être et la motivation de l’enseignant permettent de générer un contexte favorable à l’acte éducatif, car l’enseignant est davantage disponible mentalement pour répondre de manière flexible et ajustée aux besoins différents des élèves. Une synthèse des recherches réalisée par Barbara Fredrickson a notamment mis en évidence les effets bénéfiques des émotions positives sur la capacité à résoudre des problèmes de manière créative, innovante, en prenant en compte davantage d’informations issues du contexte et en favorisant un meilleur accès aux ressources personnelles permettant de faire face aux situations complexes.
De manière similaire, le bien-être des élèves est donc associé à un engagement accru dans les apprentissages et une plus grande disponibilité mentale favorisant l’attention et la compréhension. Ainsi, améliorer le bien-être à l’école n’est pas seulement une manière de « se sentir bien », mais aussi de favoriser des relations constructives et de développer un contexte propice à la mobilisation des ressources utiles aux apprentissages.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise
Pour en savoir plus
Shankland, R. (2019). La psychologie positive. 3e édition. Paris : Dunod.