« Au moment où l’on voit se renforcer les inégalités sociales, se développer les populismes, où se multiplient les questions socialement vives aux enjeux fortement conflictuels, ce livre est une invite à repenser le lien social ». Spécialiste de l’enseignement professionnel, inspecteur général, professeur associé à l’Inshea et chercheur (Grhapes), Aziz Jellab livre un ouvrage (Une fraternité à construire, Berger Levrault) qui aborde tous les sujets qui entravent le vivre ensemble. Il conclue en donnant à l’école une belle place pour reconstruire le vivre et le faire ensemble. Il nous explique la naissance de ce livre et sa vision optimiste pour un renouveau de la fraternité.
Vous invitez à repenser le lien social. Pourquoi est-ce nécessaire ?
On a l’impression que dans la société actuelle il y a des craintes pour l’avenir et une tentation de se replier vers un passé mythique. A vrai dire repenser le lien social est une question classique en sociologie. L’idée c’est de voir comment une société marquée par ses inégalités peut trouver le moyen de faire du commun. A quelles conditions ce commun peut être créé quand s’affirment des identités et tant de tensions ? Le livre suit une ligne constructive où la question du vivre ensemble est pensée à travers le thème de la fraternité.
Mais est-ce nouveau ? Toute société est traversée par des tensions…
Si on parle de tensions on est réducteur. Les conflits sont nécessaires dans une société, je le dis dans le livre. Il en va de la démocratie car la démocratie c’est la capacité à avoir une société où tous les membres peuvent s’exprimer. Mais on est dans un contexte d’accélération du changement qui n’est pas toujours bien perçu. C’est dans ce changement que s’inscrivent les inquiétudes. Ce qui est nouveau c’est que les élites sociales doivent se construire de façon plus exigeante car les inégalités sont perçues de plus en plus comme injustes et personnelles. Quand l’individu se définit de plus en plus par l’identitaire, l’injustice apparait beaucoup plus difficile à combattre.
Qu’est ce qui met à mal la société : le communautarisme ou les inégalités ?
Les inégalités sociales peuvent expliquer le repli des gens d’autant que les nouvelles générations ont du mal à imaginer un avenir meilleur. Auparavant il y avait un collectif, avec l’histoire des classes sociales, qui donnait un sens à l’avenir. Si on ne se détermine plus par la classe mais par l’identité de type naturelle forcément la question de la solidarité se pose différemment dans la société.
Vous vous appuyez sur les travaux de C. Guilluy qui montre par exemple le changement de nature de l’immigration et l’ethnicisation du territoire. Mais là aussi quoi de neuf ? N’a t-on pas déjà dit cela à chaque vague migratoire ?
Effectivement je me réfère à Guilluy car son travail sur la France périphérique a été un moment important de la recherche. Même si son travail n’est pas totalement original. Il y a aussi le livre de S. Beaud « La France invisible » où on a le portrait d’une France rurale marginalisée. Les inégalités ne sont pas que dans les ressources et les revenus. Elles sont aussi dans l’accès à la décision, à la capacité d’agir. Je mobilise les travaux de Guilluy pour montrer que les inégalités sont multiples.
Là où ses analyses posent problème c’est qu’il n’insiste pas sur le fait que la France périphérique est aussi au coeur des métropoles. On a des populations exclues du marché du travail qui habitent en ville sans avoir les ressources nécessaires pour accéder au marché du travail.
La question de la population issue de l’immigration est abordée dans le chapitre sur le communautarisme. C’est une question sensible. Les travaux de sociologie de l’école de Chicago ont montré que dans le processus migratoire le communautarisme est un passage obligé pour intégrer la société nouvelle. Cela été montré avec des migrants sud européens ou des afro américains. Ca ne posait pas de problème car l’intégration économique se faisait.
Aujourd’hui le contexte est nouveau car la thématique religieuse se greffe sur le communautarisme. Ce communautarisme il faut savoir l’analyser en termes historiques de migrations subies ou choisies. Il faut interroger les gens. On peut faire partie d’une communauté en adhérant aux valeurs de la République et indépendamment de la question sociale.
Dans mes travaux par exemple j’ai mis en évidence le fait que certains élèves de lycée professionnel ressentent cette forme de scolarisation dans une spécialité non choisie comme une forme de relégation. Mais pour survivre scolairement ils développent une rhétorique de l’entre soi : on m’a mis ici mais je choisis d’y être…
Ceci dit la vraie question est bien de créer du commun, s’appuyer sur des valeurs qui unissent face à un communautarisme qui se définit par une identité culturelle. Une de mes hypothèses c’est qu’il faut développer chez les individus leur pouvoir d’agir, leur capacité à peser sur les décisions. Cet empowerment des individus qui s’inscrit dans l’espace public responsabilise et crée du commun.
L’école est le lieu de ce renouveau social ?
Oui évidemment. Durkheim a montré au tournant du siècle précédent que l’école transmet une vision du monde. C’est le lieu qui rassemble des individus de différents horizons et qui a permis la mobilité sociale. J’ai appris beaucoup de choses des propos des élèves. Ils disent qu’en réussissant à l’école on s’ouvre sur un projet d’avenir. Et cela ouvre l’élève sur le monde et finalement des valeurs universelles. L’école est une communauté citoyenne en construction où les élèves pratiquent des valeurs comme la solidarité.
L’école doit jouer un rôle de lien dans la société. Car elle ne fait pas que transmettre des savoirs. Elle crée du commun et elle envoie des signaux, comme le fait de partager et de mettre les élèves en projet pour préparer leur avenir. L’école a aussi une mission d’émancipation et de formation de l’esprit critique. Je crois beaucoup à son rôle.
Oui mais vous y mettez des conditions. Vous dites par exemple qu’il faut changer l’enseignement de l’histoire. Que voulez vous dire ?
Pour une question de fraternité il faut faire entrer les questions socialement vives dans son enseignement. Quand on transmet l’histoire on transmet une sorte de généalogie de l’humanité. Or on sait qu’on n’enseigne pas à l’école toute l’histoire mais des pans qui font sens. Il faut donc que l’enseignement de l’histoire ouvre les élèves à une meilleure compréhension de là d’où ils viennent. Il faut initier les élèves à la démarche historique et à ce que l’histoire soit une manière de faire du commun. L’enseignement de l’histoire doit aussi être celui de l’esprit critique. Il faut aussi interroger le lien entre histoire et mémoire. Si chaque groupe social veut défendre sa mémoire il faut aussi se fixer comme objectif de créer du commun.
Dans le livre vous montrez l’importance d’encourager la mixité sociale à l’école. Mais c’est un dossier qui n’avance pas…
C’est une vieille question dans notre société où tout le monde est attaché à l’égalité mais dès qu’il s’agit de son intérêt l’égalité devient une vue de l’esprit. Chaque famille veut que ses enfants réussissent et est donc très attentive à la performance scolaire. Et ces stratégies peuvent être encouragées par le fonctionnement institutionnel. Or les études montrent que la mixité sociale non seulement facilite le vivre ensemble mais aussi est efficace sur le terrain des apprentissages. Tout le monde a à y gagner. Favoriser la mixité sociale c’est aussi une façon de donner à voir que le service public d’éducation peut mettre en acte ses principes.
Cette question du vivre ensemble ne se pose qu’en France ?
En France elle a partie liée avec deux événements. D’abord l’héritage des Lumières. La Révolution considère que la justice sociale passe par les conditions de réalisation de l’égalité et de la liberté. Pour exercer la liberté il faut l’égalité des droits. Le vivre ensemble interroge les conditions du partage, celles de la solidarité empirique. La question des populations éloignées de la vie politique par exemple n’est pas secondaire. Celle du déclassement interpelle la promesse faite par le projet républicain. Si l’on veut créer du vivre ensemble il faut penser le lien social à travers la capacité à agir de tous les citoyens. Actuellement les inégalités sont vécues comme une injustice et liées au sentiment qu’on ne maitrise pas son avenir.
Comment réenchanter le collectif et permettre cet empowerment ?
Mon dernier chapitre aborde cette question du changement sur le terrain. Dans ce pays attaché à l’Etat tout ce qui relève de la délégation de pouvoir, comme la décentralisation, suscite de l’inquiétude. Mais il est urgent d’inventer des solidarités locales. On peut sortir de décennies de marasme localement. Il faut utiliser ces expériences. Il faut garder de l’optimisme car il y a de belles expériences de terrain.
Propos recueillis par François Jarraud
Aziz Jellab , Une fraternité à construire, Essai sur le vivre ensemble dans la société française contemporaine, Berger Levrault, 2019, ISBN 978-2-7013-2015-1
Jellab : Bienveillance et bien-être à l’école