Nos élèves de 2019 constitueraient-ils la génération émoticône ? En ce cas, que nous enseigne sur eux cette nouvelle façon de s’exprimer ? Et quelles leçons, voire quelles conséquences, sur les apprentissages du lire-écrire à l’Ecole ? Séverine Tailhandier, professeure de français en collège, chercheuse en didactique de la littérature, enseignante à l’ESPE de Dijon, livre ici ses analyses du phénomène. Elle invite non pas à faire de l’émoticône un objet d’apprentissage, mais à prendre en considération dans la pédagogie ce qu’il révèle fondamentalement : « le besoin d’exprimer ses émotions, le besoin de faire exister sa personnalité mais aussi de créer des liens avec une communauté », et donc aussi « l’exigence des mots, des subtilités de la langue et des émotions ».
Comment, enseignante de lettres, en êtes-vous venue à vous intéresser aux émoticônes ?
Un matin, alors que mon regard s’était posé sur les écrans de jeunes à côté de moi dans le métro, l’enseignante de lettres que je suis s’est sentie bien inculte face au discours en émoticônes qui s’écrivait devant moi ! Les réflexions qui ont suivi cette étrange confrontation m’ont alors amenée à me rendre compte de l’intégration grandissante et remarquable des émoticônes et autres emojis dans nos communications actuelles : si les différents restent encore les plus fréquemment utilisés, je peux par ce seul vous et transformer mon en imagier sans parfois même que vous vous en aperceviez…. Ainsi, les émoticônes ont pris une place très importante dans nombre de nos formes de communications écrites, souvent les plus courantes (Sms, Tweet, appréciation Facebook etc.). Or, ne sont-ce que des icones remplaçant des mots ? Que transportent-ils comme sens et surtout, qu’est-ce que leur utilisation si fréquente par la population du monde entier, et par la quasi totalité de nos élèves aujourd’hui, peut avoir à nous apprendre ?
Qu’est-ce que l’émoticône exactement ?
Quelques recherches m’ont permis de mieux cerner le phénomène, qui loin d’être récent, a en fait pris de l’ampleur ces dernières années, au fil de l’avancée de nos différents moyens de communiquer et des réseaux sociaux qui les ont développés. S’il existe au moins 1600 icones actuellement, leur apparition remonte aux années 1960.Mais c’est dans les années 1980, que « le rond jaune du smiley évolue vers une combinaison de caractères utilisés sous forme de texte », donnant alors naissance au mot « émoticône ». Comme ce même smiley l’exprime, émoticône vient de la contraction des termes « émotion » et « icône ». On s’en sert principalement dans des emails ou des messages textuels pour représenter une expression du visage, des gestes et ainsi pour transmettre une émotion, une attitude. Emoticônes et autres emojis sont donc une forme d’expression autrement que verbale des émotions. Pour André Gunthert, ils donnent « une plus-value émotionnelle au langage» (Les Inrocks, 21/08/14). Ils ont ainsi une triple valeur : ludique, esthétique mais aussi sémiotique. Pour certains, comme P. Halté, l’émoticône « fonctionne en interaction avec la langue », il remplace un geste, introduit une nuance.
L’émoticône n’est-elle que la traduction rudimentaire, imagée et instantanée, d’une émotion ?
Il me semble tout d’abord que son utilisation est parfois l’expression d’un gout pour l’ambigüité, l’interprétation : ainsi, en me questionnant à partir d’une des émoticônes que j’ai trouvées dans mon application de téléphone, je me suis amusée à me demander ce que pourrait par exemple signifier : il pourra simplement exprimer un palmier pour certains, il pourra évoquer les vacances pour d’autres ; il me rappelle enfin le nom donné à la coiffure d’une camarade de collège et que nous aimons parfois à nous rappeler sans un brin de moquerie proustienne avec quelques amies. Les émoticônes, dans ce cas, peuvent être considérées comme un outil illustrant la notion d’interprétation de par les latitudes inférentielles qu’elle contient : une approche littérale, telle la lecture d’un imagier, une lecture demandant la mise en relation avec d’autres éléments socio-culturels, une lecture demandant une implication plus subjective, liée notamment à une expérience vécue. L’utilisation choisie de l’émoticône est alors liée à une production de sens, une production relative, personnelle, interprétative. La compréhension ou lecture que l’on en a dépend donc du degré d’inférence, ou pour ainsi dire de l’écart entre l’émoticône et ce à quoi il fait référence pour nous, de la distance avec sa référence explicite : selon nos connaissances du monde, selon les mises en relation culturelles, stéréotypées et selon la connivence avec le destinataire (Susan Herring les compare en cela au « pidgin »), le sens donné au même émoticône ne sera donc pas forcément le même. Lire des émoticônes peut faire écho aux différentes formes de lecture de textes, mais ici, c’est toujours prendre en compte un destinataire, jouer de cet écart ou motiver une connivence avec le ou les destinataires.
Cela nous conduit à un autre caractéristique singulière, à savoir celui que l’émoticône vit principalement dans et par l’échange, la communication (bien plus que le langage des mots) : si ces « nouvelles conversations visuelles prennent leur essor […] véritablement au sein de la sphère intime » (Les Inrocks), l’émoticône construit et cultive cette envie de partage : on utilise une émoticône pour communiquer à quelqu’un, pour entrer en connivence avec lui, lui faire part de cette envie de connivence ou lui faire part d’une émotion, d’une réaction, et dans ce cas pour enrichir, d’un point de vue psycho-affectif, la relation de communication, même lors d’un simple Sms.
Comment ce phénomène des émoticônes vous questionne-t-il en tant qu’enseignante ?
Plus j’en apprenais sur les émoticônes, plus ma casquette de chercheuse refaisait surface et m’amenait à me demander : si la plupart d’entre nous, et les jeunes plus encore, apprécient finalement tant d’utiliser des émoticônes, que peut-on en déduire ? Que représente cette utilisation pour eux ? Car j’en doute de moins en moins, si l’approche ludico-esthétique voire parfois marketing des émoticônes peut être une raison de leur intérêt, l’approche sémiotique n’en est-elle pas cependant une plus véritable raison d’être?
Si les émoticônes manifestent l’envie, le besoin des jeunes parmi lesquels sont nos élèves d’exprimer, leurs émotions, leurs états d’âme, mais aussi de partager une « sphère de l’intime avec d’autres », alors à nous, enseignants, et de lettres plus particulièrement peut-être, de prendre en compte, de comprendre ce besoin, cette présence très signifiante, notamment d’un point de vue sémiotique, d’interroger peut-être aussi les raisons psychologiques, sociétales ou simplement verbales qui les amènent à exprimer leurs émotions par des émoticônes (et non par des mots !).
Quelles conséquences selon vous pour le travail en classe ?
Il ne s’agit évidemment pas d’enseigner une langue des émoticônes, mais d’amener les élèves à oser, avec des mots, avec leurs mots, exprimer plus volontiers et plus subtilement, plus aisément aussi, leurs états d’âme. A nous de les initier aux façons et aux formes de l’interprétation, pour créer des formes de connivence, reposant sur une culture, une expérience vécue ou des valeurs communes seules à même. A nous de motiver des temps d’expression de soi pour soi, mais aussi pour les partager avec les autres, à nous de créer des temps de partage mais aussi de découverte de l’autre. A nous de donner leur juste et essentielle place à ces expressions dans les apprentissages scolaires en passant par les vecteurs de notre discipline : la lecture, l’écriture et l’expression orale. S’exprimer, apprendre à se servir des mots pour s’ouvrir aux autres et surtout oser le faire est un apprentissage, inscrit dans toutes les instructions officielles, mais surtout qui pourrait répondre à une forme de thérapie pour chacun tout en participant à la construction d’un vivre ensemble fondé sur la connaissance de l’autre et l’échange, mais aussi les partages d’être.
Qu’apporteraient de telles approches ?
Ces approches sont essentielles et extrêmement bénéfiques tant d’un point de vue psychosociologique que scolaire : nous expérimentons en cela depuis plusieurs années une démarche d’apprentissage de la lecture littérature, nommée ISIS, par laquelle nous invitons l’élève dès le cycle 3, à trouver les clés d’un dialogue avec le texte pour le guider peu à peu jusqu’à son interprétation. Les élèves, grâce à des stratégies de lectures spécifiques, apprennent à questionner mais aussi à partager leurs émotions, leurs connaissances, leur vécu et à élaborer du sens avec des échanges et des réflexions dans un temps d’écoute et de travail communs. L’expérience nous montre de plus en plus l’intérêt des élèves pour ces stratégies de lecture dans le cadre des lectures littéraires. Par ces échanges, plus ou moins hésitants au départ, ils apprennent à se connaitre différemment à partir de leurs ressentis, émotions, représentations des choses ; ils s’écoutent, se respectent, créent d’autres formes de connivences … Ils se rendent aussi compte qu’un même texte peut engager des réactions, sentiments ou représentations différentes chez chacun, qui font donc que la connivence avec le texte lui-même n’est donc pas toujours la même, et qui donnent lieu à tout autant d’interprétations. Ce type d’apprentissage de la lecture interprétative répond en cela au même besoin que celui diagnostiqué pour les émoticônes : le besoin d’exprimer ses émotions, le besoin de faire exister sa personnalité mais aussi de créer des liens avec une communauté, ici d’élèves, de camarades, de lecteurs… Mais avec l’exigence des mots, des subtilités de la langue et des émotions. A nous donc de chercher à favoriser, par les apprentissages proposés, tout ce que veulent exprimer et se dire nos jeunes, mais sans toujours y arriver autrement que par un J.
Il ne s’agit pas encore une fois de penser l’avenir d’un langage où les émoticônes prendraient la place des mots ni de dresser le procès de ces icones en tous genres. Pour nous, ils sont surtout une des marques, un des symptômes du besoin de nos jeunes de s’exprimer, de manifester, de ressentir leurs émotions, de les communiquer aussi, sans pour autant toujours aussi le dire avec des mots ou simplement avoir les mots pour le dire : à nous de les mener à cette expression de soi, essentielle pour construire en chacun l’homme et le citoyen épanouis de demain.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur les émojis
Eclairages d’André Gunthert
Sur l’enseignement explicite de la lecture littéraire
Séverine Tailhandier dans Le Café pédagogique