Internet est désormais notre nouvelle agora : un espace partagé de publication, le lieu où se joue le débat public, un environnement quotidien où se tissent des liens, des savoirs, des idées, des valeurs. Comment amener les élèves à y participer pleinement, à entrer dans cette communauté d’échanges de façon active, responsable, critique ? Cette question a été au cœur du colloque écriTech’ qui le 27 mars a fêté à Nice sa 10ème édition sur le thème de la citoyenneté numérique. Chercheur.es et enseignant.es ont partagé réflexions et pratiques, éclairé les enjeux, proposé des pistes pédagogiques concrètes. Pour donner à chaque élève un peu plus de pouvoir et mettre dans l’Ecole un peu plus d’utopie ?
Pour une Ecole « capacitante »
« Quel numérique voulons-nous ? » interroge Jacques-François Marchandise, professeur associé à l’université Rennes 2, délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération (Fing), une association qui aide les entreprises, les institutions et les territoires à anticiper les mutations liées aux technologies et à leurs usages. Le numérique, souligne-t-il, est une combinaison ingénieuse de techniques et de savoir-faire. Durant les dernières décennies, nous avons assisté à une incroyable distribution de pouvoirs : de lire, de s’informer, d’écrire, de créer, d’innover …La tendance actuellement est double. Il y a globalement une « injonction au numérique », mais les acteurs adoptent trop souvent une posture « colonialiste », dominatrice et improductive tant elle suscite rejet et technophobie. Parallèlement le numérique est aussi souvent « sur la sellette » : il est perçu comme prédation de l’attention, instrumentalisation de la connaissance à des fins de pouvoir, catastrophe écologique …
« Le numérique, c’est du pouvoir », insiste Jacques-François Marchandise. Comment faire pour qu’il soit producteur de liens sociaux plutôt que de haine ? Pour qu’il soit réellement porteur d’un enrichissement de la connaissance et de l’information ? Il convient de dépasser la notion de « fracture numérique », qui porte des discriminations, tend à essentialiser les difficultés, ne prend pas en compte la complexité du réel dont témoignent par exemple les usages numériques des migrants. Il faut plutôt se demander comment cela se passe « à la tête du numérique », comment par exemple les choix de dématérialisation des documents juridiques et administratifs aggravent les difficultés de certains. Le projet Capacity, dont Jacques-François Marchandise est le responsable, questionne précisément « le potentiel de la société numérique à distribuer plus égalitairement les capacités d’agir », à construire de l’ « empowerment ».
C’est qu’il y a un gouffre entre l’inclusion numérique et la participation démocratique : entre le fait de remplir les conditions de base, matérielles, techniques, et le fait d’entrer dans le débat public. « Où est le point nodal ? Dans l’Education, qui ne construit pas de la Cité. » Il faut prendre en considération le temps long, comme le démontre un ouvrage de Delphine Garday étudiant sur une période qui va de 1800 à 1940 la façon dont « une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines » (« Ecrire, calculer, classer ».). Sortir du « fatalisme numérique », c’est d’ailleurs aussi considérer que « la société peut avoir des intentions et des impacts .»
« La démocratie numérique n’est pas facultative », conclut Jacques-François Marchandise. Une telle voie suppose de démystifier la machine, de construire une appropriation technique, mais aussi de considérer que « la compétition n’est pas le chemin » : il faut avoir conscience de la privatisation de la connaissance que certaines entreprises cherchent à mettre en œuvre, il faut aussi construire dans la salle de classes des dynamiques coopératives de production des communs. Au-delà de « la démocratie du clic », Jacques-François Marchandise invite à se réapproprier les intentions du numérique, au moment même ou se réinvente la démocratie. La frontière passe « entre agi et subi » : travaillons à ce que l’Ecole soit vraiment « capacitante ».
Se réapproprier ses traces numériques
Comment amener les élèves à retrouver de l’intention et du pouvoir sur la question essentielle des traces que les dispositifs numériques recueillent sur nous à des fins commerciales ou politiques ? Comment aider les élèves à avoir davantage de prise sur leur activité en ligne et à s’interroger sur leur propre construction d’une identité numérique ? Dans le cadre de leur projet i-voix, les lycéenn.nes de l’Iroise à Brest ont cherché à confronter à l’hypermnésie du web le héros amnésique d’un roman de Sylvie Germain. Ils ont créé les traces qu’il aurait pu laisser à travers réseaux sociaux, moteurs de recherche, sites de vente, SMS, gifs, messages laissés sur répondeur, vidéos regardées sur YouTube, playlist Spotify, story Instagram …
Cette écriture d’appropriation favorise le plaisir de la lecture, la réflexion sur le personnage, mais aussi la compréhension du sens de son parcours : il faut se souvenir pour se délester des souvenirs qui pèsent, l’identité est à chercher non dans le ressassement du passé, irrattrapable, mais dans un projet, qui ouvre la possibilité d’un devenir. Les élèves ont même relié leur travail et leurs propre expérience aux analyses de l’universitaire Louise Merzeau qui considère précisément comme nouvelle compétence numérique à construire la capacité à « anticiper le devenir trace de sa présence en ligne ». Ils ont perçu, éclairé, explicité un possible chemin à suivre : celui des traces réfléchies, assumées, construites, détournées, déjouées, éditorialisées, celles qui sont susceptibles de faire de la mémoire non un poids mais un projet.
Le travail mené montre combien il est possible de réconcilier travail disciplinaire et EMI, créativité et réflexivité, pratiques scolaires et extrascolaires du numérique, RGPD et pédagogie pour apprendre à forger librement et lucidement son chemin sur internet, à en devenir pleinement citoyen, éclairé et critique.
S’approprier un territoire
Comment conduire les élèves à créer un espace numérique pour partir à la conquête de leur territoire ? Par exemple en concevant un musée virtuel sur le thème de la biodiversité : tel est le travail présenté par Magali Tacchi, enseignante de Sciences et Vie de la Terre, au collège des Seize-Fontaines à Saint-Zacharie dans le Var. Le collège est situé dans le parc naturel régional de la Ste Baume. Mené en 5ème, le projet s’inspire d’espaces web d’exposition, comme ceux du Louvre ou de l’ « Universal museum of arts » : à l’aide de simples casques en carton (cout : 2 euros 50 !) où l’on a inséré son smartphone (ce qui suppose une adaptation du règlement intérieur…), il s’agira de visiter en ligne des salles présentant des animaux ou des plantes locales. Le travail est mené en collaboration avec un professeur de technologie de Barcelonnette dans les Alpes de Haute-Provence : ses élèves vont réaliser numériquement le musée virtuel à partir des informations envoyées par les 5èmes de Saint-Zacharie. Les classes partenaires sont amenées à échanger via un compte Twitter spécialement créé pour resserrer les liens et travailler aux bons usages des réseaux sociaux.
Les « biens communs » produits par les élèves sont partagés sur un mur collaboratif Padlet : projet de pièce imaginé, informations recueillies sur la plante ou l’animal, fiche de renseignements complétée, court texte de présentation, enregistrement oral susceptible de devenir un audioguide, proposition d’une ambiance musicale pour la salle, d’un paysage sonore travaillé aussi en Education musicale … Un groupe référent dans la classe de Barcelonnette est chargée de la mise en œuvre numérique : la plateforme Cospaces Edu leur permet de coder avec Scratch. Ainsi se constituent, par la collaboration, groupes de naturalistes et groupes d’experts numériques. Et de nouveaux horizons se dessinent : les naturalistes de Saint-Zacharie ont exprimé le souhait de coder eux aussi, ce qu’ils feront bientôt avec leur professeur de maths ; les codeurs de Barcelonnette ont l’ambition de créer à leur tour un musée virtuel sur leur parc Natura 2000. Le projet, particulièrement stimulant, donne sens au travail scolaire, donne même prise sur un territoire, tout en ouvrant des horizons, de créativité, d’échange, de participation à une communauté d’apprentissage.
Se libérer des fake news
Comment donner aux élèves la capacité de déconstruire les fake news et les théories du complot que répand internet ? Au lycée du Val d’Argens au Muy dans le Var, Estelle Liprandi, professeure d’Histoire-Géographie, et Adrien Pécout, professeur-documentaliste, ont tenté de se confronter pédagogiquement au problème. Il est nécessaire, constatent-ils, de fortifier l’esprit critique, que les élèves tendent à exercer contre les médias traditionnels plutôt que contre les sources internet d’information. Là est d’ailleurs la difficulté : il va falloir renverser le présupposé de la posture complotiste qui considère que c’est elle qui a le privilège de la pensée critique. Et pour cela, il ne sert à rien de « faire des discours » : il s’agit d’apprendre à déconstruire, non d’enseigner que telle ou telle info est une infox.
L’activité présentée se déroule sur une séance d’accompagnement personnalisée de 2 heures en terminale ES. Elle utilise une ressource du site « Info Hunter » qui propose aux enseignant.es des parcours pédagogiques pour développer la capacité à décrypter l’information. Il s’agit en l’occurrence d’une vidéo conspirationniste déployant la thèse que le Sida aurait été une invention américaine pour exterminer les Cubains. La séance commence par une découverte de la vidéo. La projection est suivie d’un sondage pour faire émerger les représentations : les élèves votent à main levée et les yeux fermés sur des questions comme « Pensez-vous que l’info est importante ? Vous parait-elle fiable ? Apporte-t-elle des infos irréfutables ? Est-ce que vous la partageriez en ligne ? » Puis commence le travail de décryptage : à des endroits précis de la vidéo, des marqueurs invitent à répondre à des questions pour vérifier la source des infos ou d’une photo, mener des recherches sur l’identité de l’auteur de la vidéo, le contexte historique évoqué, le thème abordé. Les élèves passent au tableau par petits groupes pour restituer les résultats de leurs travaux et expliciter leurs démarches de vérification. Après le décryptage, un sondage permet de mesurer le parcours des réflexions, puis s’organise un débat sur la question des fake news.
Il apparait que les élèves avaient perçu qu’il s’agissait d’une vidéo complotiste, qu’ils ne savaient pas vraiment expliquer pourquoi, que beaucoup étaient prêts à la partager, y compris pour s’en amuser, au risque de la diffuser. Les enseignant.es soulignent d’ailleurs combien ce qui fait pour les adolescent.es qu’une info est vraie ou pas, c’est la personne qui en parle : on fait davantage confiance à la personne qui partage qu’à la source d’information. Estelle Liprandi et Adrien Pécout proposent des pistes pour aller plus loin : faire élaborer une fiche ressource pour décrypter les fake news, faire trouver par les élèves une « vraie » fake news et la faire déconstruire, faire créer des vidéos complotistes ou de fausses informations, mener un travail similaire à partir de vidéos trouvées dans d’autres environnements comme un réseau social ou dans un faux site d’apparence peu sérieuse.
Utopies ?
Aux claviers, citoyens élèves ? Pour progresser en maitrise, technique et réflexive, donc en pouvoir d’agir dans la cité ? « Le numérique est notre environnement : qu’on s’en félicite ou qu’on le craigne, cela ne change rien », fait remarquer Muriel Epstein, enseignante-chercheuse, en conclusion de la journée. 2019 marque les 30 ans d’internet et les 10 ans d’EcriTech : cette belle conjonction de dates serait-elle aussi une conjonction d’utopies ?
L’utopie originelle d’internet, fondée sur des valeurs de gratuité, de partage, de progrès de la connaissance et d’universalité : des valeurs qui sont proches de celles de l’Ecole et que l’Ecole peut à son tour tenter de réanimer. Pour que les élèves se réapproprient internet en s’émancipant des tentatives de manipulation et des intérêts particuliers. Pour participer elle aussi à « l’émergence d’un numérique choisi » comme nous y invite un récent appel impulsé par la FING. Pour à sa façon, pédagogique, « faire reset ».
L’utopie du séminaire écriTech’ lui-même : « une utopie partagée devenue un lieu, de rencontre, de formation, de créativité, de convivialité », comme le rappelle Catherine Becchetti-Bizot, inspectrice générale, médiatrice de l’Éducation nationale, co-fondatrice du colloque ; à l’origine un rêve, celui d’une « cité de la lecture et de l’écriture », devenu la possibilité de donner conjointement à voir et à penser le « tournant civilisationnel » du numérique.
L’utopie de la formation des enseignant.es enfin, toujours à réinventer ? Jean-Marie Panazol, directeur général du réseau Canopé, appelle en ce domaine à « une révolution culturelle » pour favoriser « l’horizontalité » et « une logique ascendante des besoins ». Sophie Gebeil, maitresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille, montre un exemple concret de coconstruction des compétences et des savoirs : à l’ESPE, les futur.es enseignant.es sont amené.es à réaliser des capsules vidéo sur le cyber-harcèlement, la désinformation, le cyber-sexisme ou l’identité numérique. Ainsi, par la créativité, se développent une culture et une littératie numériques, se trouvent mobilisés des travaux de recherches en sciences humaines et sociales, se fortifie la capacité à mettre en œuvre des pédagogies actives axées sur la coopération. Et advient peut-être une forme nouvelle de citoyenneté : une citoyenneté de la société apprenante, comme l’appelle Catherine Becchetti-Bizot, une citoyenneté qui se fonde sur un processus continu, tout au long de la vie, de recherche, de partage et d’expérimentation : une citoyenneté à mettre en action dès l’Ecole ?
Jean-Michel Le Baut
Le site écriTech’
Interviews de participant.es sur Cap Radio
L’appel Reset de la FING
Le projet Capacity du Gis Marsouin
Projet en 1ère sur les traces numériques
Exemples et ressources
Dans le Café pédagogique
Musées virtuels de la biodiversité réalisés par des 5èmes
Musée de la classe 1
Musée de la classe 2