Le bien-être des élèves et des professionnels est-il un moyen d’aborder autrement la question des inégalités scolaires notamment sur les territoires pauvres et sans mixité sociale. Doit-on, peut-on prendre en compte l’avis des usagers, des habitants et des acteurs d’un quartier pour penser la rénovation de la construction d’établissements scolaires ? Comment les espaces scolaires peuvent-il être réappropriées par les habitants des quartiers et redonner sens à l’école comme lieu de vie ? Deux illustrations socialement très innovantes sont mises en œuvre par des chercheurs qui s’emparent de cette question en lien direct avec des réalisations concrètes et s’impliquent au sens fort du terme. La recherche trouve là sa fonction première : participer à la transformation de la société, qui n’est pas si courant en sciences sociales. C’est ce que nous dit Geneviève Zoïa. (professeur d’université en ethnologie à l’université de Montpellier)
Comment penser les liens entre « architecture », « espaces scolaires » et « bien-être » ?
Penser ces termes ensemble demande une approche à la fois très volontariste et novatrice, car historiquement, la culture du système éducatif français est très éloignée de ces dimensions : elle repose plutôt sur un clivage entre instruction et éducation, et se concentre essentiellement sur les performances des élèves (et leur symétrique négatif, les inégalités…).
Pourtant, plusieurs recherches montrent l’importance du bien-être pour la réussite scolaire et éducative, le thème devient à la mode, mais si on regarde le concret des expériences scolaires en France, on voit que cela reste trop souvent un vœu pieux. En réalité, le bien-être est encore considéré comme un aspect qui nous viendrait du monde anglo-saxon, vaguement connoté d’angélisme un peu ridicule. L’école reste d’abord vécue comme un lieu « sérieux », celui de l’apprentissage, au mieux de transmission des valeurs, et non comme celui du bonheur des élèves, ou celui qui ferait de la place aux parents. En revanche, les enseignants bricolent souvent avec le système, ils inventent des bulles de créativité, au coup par coup, mais sans que l’institution en fasse une priorité, c’est à dire qu’elle valorise ces initiatives. Quant au CPE, il s’occupe plutôt de « ce qui ne va pas », et surtout pas de la transmission de biens moraux.
A partir de là, je vois deux grandes directions pour faire vivre ces liens. La première, c’est que dans un contexte où l’École ne va pas très bien, où ses personnels ne sont pas très heureux, où il y a une crise des vocations… il faut saisir l’opportunité de penser aujourd’hui la singularité de ce lieu physique qu’est-ce qu’une École au XXIème siècle ? Elle n’est plus la seule aujourd’hui à dispenser de la connaissance, car on peut éduquer et s’éduquer bien ailleurs. C’est le moment d’innover, de réinventer les usages, de repenser les circulations au sein de l’espace scolaire, de désenclaver, d’envisager des continuités socio-éducatives, bref de réfléchir au bâtiment même où nos jeunes passent leur temps. Les bâtiments scolaires sont amenés à devenir des médias spatiaux et sociaux.
La deuxième, c’est de tirer des enseignements de la recherche en matière d’inégalités scolaires, en particulier sur les territoires pauvres et sans mixité sociale. Il faut travailler à inclure les familles dans un espace solaire pensé comme une chose commune, un bien collectif, comme le montre la réussite éducative et scolaire des pays du Nord de l’Europe. Les élèves doivent se sentir chez eux à l’école, sentir que l’école est aussi leur école. Cela devrait faire reculer les sentiments d’injustice des publics en échec scolaire, et donc les décrochages, les violences, et l’inflation des sanctions et des mesures sécuritaires. L’engagement des parents, des enfants, des associations et des enseignants sont sans doute des garants de cette transformation profonde. Le lien le plus important à améliorer est celui entre les enseignants et les familles. Les espaces éducatifs doivent prévoir l’accueil des parents et le lien avec les acteurs associatifs doit aussi être facilité, dans le cadre de l’aide au devoir ou de l’accueil de loisir, mais aussi dans d’autres domaines, comme la participation à la gestion des espaces collectifs de l’école qui pourraient aussi servir en dehors des temps scolaires.
Pouvez -vous décrire les initiatives de Nîmes ou de Clichy-sous-Bois : Quelles sont les visées des projets ?
L’enjeu est immense, car Clichy-sous-Bois est une des villes les plus pauvres de France, au sein des villes de plus de 20 000 habitants, avec plus de 40% des habitants qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, dans certains quartiers ce taux est de l’ordre de 60 à 70 %. Ajoutons qu’ un Clichois sur trois à moins de 30 ans.
Dans le cadre du NPNRU Bas-Clichy, une programmation de travaux (démolitions, constructions, réhabilitations) des équipements publics du quartier est prévue. Parmi ces opérations, celle du pôle éducatif Paul Vaillant Couturier revêt une réelle spécificité, tenant au regroupement d’activités à destination de l’enfance, et à une mutualisation et une ouverture du site sur la ville. L’objectif est de transformer le groupe scolaire Paul Vaillant Couturier en un véritable pôle polyvalent et multi-activités tourné vers la scolarité, l’enfance, la petite enfance et la parentalité (appropriation de l’école par les parents d’élèves), ouvert aux habitants et aux acteurs du quartier. Cela demande bien-sûr une vraie volonté politique, assortie des moyens, pour que l’espace éducatif soit au cœur des projets de renouvellement urbain et pour faire de ce lieu un objet de fierté pour les habitants.
A Clichy, le projet dans lequel nous sommes impliqués est de créer un équipement innovant multifonctionnel et modulable, dont certains espaces pourraient être utilisés sept jours sur sept et durant les vacances scolaires (restaurant scolaire qui pourrait être modulé le soir ou le week-end en salle de réception, de spectacle, de conférence ou de fête ; cour extérieure et des jeux qui pourraient être utilisés par le public en dehors des horaires d’utilisation ; salle de classe évolutives avec des cloisons modulables, un café des parents, …). Des connexions sont à construire entre les lieux d’accueil des très jeunes enfants, crèche ou halte-garderie, et école maternelle et école. La proximité avec la bibliothèque, la ludothèque, le conservatoire doit être pensée comme un atout. Quant aux cours d’école, espaces souvent impensés et quelquefois anxiogènes pour les enfants, elles doivent favoriser de vrais moments de détente et devenir potentiellement des « city-stades » ou des aires de jeux pendant les week-end et les vacances scolaires. »
A Nîmes, notre recherche-action a accompagné la conception et accompagne aujourd’hui la construction du pôle éducatif Jean d’Ormesson, au cœur d’un quartier pauvre et habité majoritairement par une population immigrée (le Mas de Mingue). L’école du quartier, bâtie en 1964 sur un modèle Pailleron, n’était plus aux normes de sécurité. La recherche, initiée par une demande de la Direction de l’éducation de la Ville, consiste à accompagner du projet de reconstruction dans le but non seulement de favoriser le bien-être des enfants et la réussite éducative, mais également de favoriser la mixité sociale. L’école actuelle du quartier, qui est enclavée, pâtit d’un très fort taux d’évitement, et le projet de ce nouveau pôle éducatif devrait pouvoir sinon attirer les populations entrantes dans le cadre d’un processus d’urbanisation/construction en cours, du moins amortir les fuites des habitants. En travaillant avec les enseignants, les associations, les familles, progressivement s’est dessiné le projet futur, alliant l’idée d’une école ouverte sur le quartier, accueillant des activités extérieures à un espace d’enseignement. Nous prévoyons une ludothèque, un plateau sportif, un atrium… Le concours de maîtrise d’œuvre a eu lieu à l’automne 2016, les travaux sont actuellement en cours, l’ouverture est programmée en janvier 2020.
Quelle est la place du chercheur ?
Depuis cinq ans à Nîmes, et c’est cette démarche que nous souhaitons mener à Clichy, nous avons impliqué les parents d’élèves, les enfants, les enseignants, les acteurs associatifs et institutionnels du quartier, au sein d’un groupe d’empowerment, pour établir les besoins, objectiver les envies de chacun, et rendre opérationnels des accords et compromis.
Ce dispositif implique que le chercheur cesse d’être simplement un observateur et un analyseur, il doit s’impliquer dans toutes les phases ; concertation, montage du groupe, suivi de la participation de l’ensemble des acteurs. Les chercheurs doivent s’engager, faire le lien entre toutes les parties, et ils peuvent le faire s’ils ne participent pas du jeu politique et social local, ils doivent rester libres : ils sont à l’interface de l’éducatif, du social et de l’urbain, à la fois chercheurs et opérateurs, et au croisement de la recherche et de l’intervention
Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs). Université de Cergy-Pontoise
Vidéo sur le dispositif de recherche
Geneviève Zoïa et Laurent Visier, « Construire l’école du bien-être dans un quartier pauvre. Une expérience d’accompagnement sociologique, Espaces et Sociétés », Revue Espace et Société, Espaces scolaires et éducatifs, n° 166, 2016/3