Que faire des travaux des élèves ? Comment en particulier conserver, valoriser et exploiter leurs créations numériques jusqu’à en faire de véritables supports de travail ? A cette question des traces numériques d’apprentissage, Juliette Sorlin, professeure de français au collège Diderot à Besançon, propose une réponse : un blog qui se veut « un musée pour la classe ». La publication vient donner plus de visibilité aux travaux et donc plus d’enjeu au travail. Et on apprend aussi à commenter les créations de ses pairs pour progresser dans l’écrit et l’argumentation. Il y a, explique l’enseignante, une « difficulté bien spécifique éprouvée par les élèves de REP + à organiser leurs connaissances, à les identifier comme élément constitutif de leur culture, à les nommer, à les catégoriser et à les organiser dans le temps. » Et si la publication aidait à structurer et fortifier les apprentissages, à construire la mémoire du travail scolaire ?
Votre projet constitue une tentative de réponse à la question des traces numériques d’apprentissage : pouvez-vous expliquer ce qui en la matière pose problème ?
Depuis plusieurs années d’utilisation pédagogique des tablettes, nous sommes confrontés à la gestion des travaux réalisés par les élèves : carte heuristique, enregistrements audio, créations vidéos, diaporamas … Tous ces travaux n’ont pas vocation à être partagés ou conservés, puisqu’ils sont des étapes d’apprentissage, des entraînements. En revanche, quand la réalisation se rapproche d’une réelle création artistique se pose la question, notamment de la valorisation et du partage. Or, les transferts ne sont pas simples (problème d’outils et de rapidité de transfert, mais aussi d’espace de stockage notamment). Et très souvent, les créations tombent dans un « trou noir », même si les travaux ont pu être, le plus souvent, montré collectivement en classe. On ne dépasse pourtant pas le cercle de la classe. Parfois, les familles ont pu exprimer, également, une frustration de ne pas pouvoir consulter les travaux de leurs enfants.
De plus, souvent, nous avons remarqué que les élèves oublient les projets au fur et à mesure qu’ils s’accumulent, sans pouvoir capitaliser sur les apprentissages, sur la fierté d’avoir créé un texte, une vidéo, une production artistique. Insistons sur cette difficulté bien spécifique éprouvée par les élèves de REP + à organiser leurs connaissances, à les identifier comme élément constitutif de leur culture, à les nommer, à les catégoriser et à les organiser dans le temps. Ce qui fait qu’une expérience aussi riche soit-elle, n’étant pas reconnue comme telle ni réactivée entre pairs ou par le milieu familial, demeure confinée dans le seul espace-temps de sa réalisation.
L’idée est de rendre, véritablement, l’ensemble de la classe spectateur/auditeur des créations de chacun. Consacrer quelques heures au cours de l’année à une pause, à un ralentissement du rythme pour prendre le temps de revenir sur ce qui a été créé, appris, inventé, imaginé non seulement sur son propre travail mais également sur le travail des autres élèves. Être fier de son propre travail mais être fier collectivement de l’ouvrage accompli.
Concrètement, quelle réponse avez-vous trouvée pour tenter de favoriser ce travail de conservation ?
C’est ainsi qu’est née cette idée d’un espace de diffusion des créations des élèves pour une plus grande valorisation. Bien qu’un partage fût régulièrement proposé en classe, il semble aussi que les élèves n’aient pas toujours pris le temps de regarder, admirer, comparer, les différentes créations proposées à partir d’un sujet et de s’en inspirer. C’est ainsi que le blog « Muse, musées, un musée pour la classe » est né : pour donner une plus grande visibilité dans la classe et hors la classe.
La réflexion a été menée avec les élèves. Ils ont vite exprimé l’idée de ne pas vouloir une publication trop visible. Ils savaient que des vidéos les mettant en scène étaient prévues. Ils souhaitaient que les camarades de la classe et leurs familles puissent accéder à leurs travaux, mais pas au-delà de ce cercle. Le choix a alors été fait d’ouvrir un blog sur l’ENT de l’établissement, ENOE, avec un accès restreint aux élèves des trois classes dont j’ai la charge au collège.
J’ai été, pour ce projet en particulier, la seule à pouvoir publier les travaux des élèves. Et ce d’abord, pour des raisons techniques. Les élèves transféraient leurs travaux des tablettes du collège à ma tablette et ensuite je pouvais disposer de l’ensemble des productions pour les mettre en ligne.
Pouvez-vous donner des exemples de travaux ainsi mis en mémoire et en valeur ?
Le travail le plus important a été réalisé en 3ème. La classe a participé à plusieurs projets pendant l’année : un EPI mathématiques/français autour d’un ouvrage de Guillevic, Euclidiennes, un EPI arts-plastiques – EPS, français autour d’un projet de lecture « Le Livre Élu », un projet « La parole aux collégiens ».
Le premier projet autour du recueil de Guillevic a permis de publier les poèmes écrits par les élèves et illustrés de leur figure géométrique. Surtout, le temps de pause après le projet a été important : s’arrêter, individuellement, pour prendre le temps de lire les travaux des autres camarades a été un moment très fructueux. Les élèves ont exprimé un véritable plaisir à se lire mutuellement, sans diffusion collective au vidéoprojecteur, par exemple, et sans le regard du professeur. Ils ont lu le recueil de la classe de manière autonome. Apprendre à faire retour sur le travail, prendre le recul pour s’émerveiller, s’inspirer, être fier m’a paru être des moments tout à fait fondateurs pour les élèves. Il ne se passe pas du tout la même chose dans la classe avec cette modalité de consultation qu’avec une projection collective ou une lecture des poèmes les uns après les autres.
La publication des vidéos sur les livres lus dans le cadre du projet « Livre Élu » a été une expérience très intéressante également. Les élèves devaient lire un maximum de livres. Pouvoir regarder la vidéo des camarades sur un livre lu était un retour intéressant. Ils ont pu confronter leurs différences et similitudes de réception. Et ce temps de partage des créations a permis de relancer les lectures, avec de nouvelles envies.
Cet espace numérique est un espace de partage fermé : pourquoi ce choix ?
Ce sont les élèves qui ont souhaité cet espace de partage fermé. Ils ne voulaient pas que leurs mises en scène personnelle, notamment, soient vues trop largement. A aucun moment, ils n’ont exprimé l’envie d’ouvrir plus amplement la publication de leurs travaux. Ils étaient satisfaits de la publication au sein de la classe et pour leurs familles. Nos élèves s’inquiètent de leurs traces laissées dans les limbes d’internet. Ils étaient ainsi très rassurés par la création du blog sur l’ENT, certains que leurs travaux étaient protégés dans un espace institutionnel, sans être disponibles directement sur internet.
Cependant cet espace est ouvert aux commentaires des autres élèves de la classe : comment avez-vous fait du commentaire en ligne un outil et un objet de travail ? avec quels profits ?
Des séances régulières, en classe, ont été consacrées à la lecture et aux commentaires des travaux de l’ensemble de la classe.
Des retours ont été faits sur les séances d’écriture de commentaires des élèves. Les commentaires laissés ont été explicités avec les élèves pour développer plusieurs compétences, et notamment celle de la prise en compte des normes de l’écrit. Il s’est agi de faire des liens entre les écritures numériques personnelles des élèves et l’écriture numérique de cette activité scolaire pour faire des passerelles entre les différents contextes d’expression et développer cette capacité à passer d’une forme d’expression à une autre.
Dès le début du travail, des commentaires qui faisaient cohabiter expressions françaises et expressions anglaises, des commentaires avec uniquement des émoticônes, et des commentaires lacunaires du type « c’est bien » ont été mis en évidence. Il s’est donc agi, petit à petit, d’amener les élèves à étoffer leurs commentaires, à appuyer leurs réactions premières à des analyses plus rationnelles, à argumenter en s’appuyant sur le fond et sur la forme. De plus, ce travail de réflexion et d’écriture est réinvesti pour les questions de brevet pour l’épreuve de français. Par exemple, pour le sujet annale zéro portant sur le poème d’Aragon, « Chagall XI », il a été demandé aux élèves, pour la première question, à propos du vers « Le ciel est un pays de chèvres » : « quel est l’effet sur le lecteur par ce début de poème ? » Pour le sujet annale zéro sur l’extrait de Geneviève ou la Confidence inachevée d’André Gide, il a également été demandé aux élèves : « de quel personnage vous sentez-vous le plus proche ? » mais aussi « quels sont les émotions et les sentiments ressentis par Geneviève au fil de ce passage? ». Ainsi ces questions sur la réception du sujet-lecteur font-elles la part belle aux émotions, ressentis, impressions que les élèves de cette classe ont des difficultés à exprimer, à caractériser précisément. À cet égard, le travail sur l’expression précise, argumentée a semblé un travail intéressant, tant du point de vue des compétences à acquérir pour le socle commun que pour l’épreuve finale de français du DNB.
Le travail de l’expression de la modalisation a pu également être abordé. Petit à petit, les commentaires ont pu être plus nuancés, plus personnels, plus précis et sortir du binaire « j’aime/j’aime pas » ou « c’est joyeux/c’est triste ».
Pour aider les élèves, un travail d’analyse de commentaires, de différents blogs, laissés sur le livre Rage, sélection du Livre Élu, nouvelle lu en classe par tous les élèves, a été proposé. La richesse et la nuance des émotions exprimées, a pu ainsi servir de repères aux élèves.
Si l’on compare les commentaires du début d’année avec ceux de la fin de l’année, on constate un étoffement et un enrichissement. Les commentaires n’ont pas été corrigés par le professeur et sont le travail authentique des élèves.
Globalement, quel bilan tirez-vous du dispositif ?
Le bilan me semble très positif, pour plusieurs raisons. La première est que nous avons conservé les créations artistiques des élèves, avec diffusion individuelle à la classe. Les élèves ont indiqué, à plusieurs reprises, qu’ils montraient à leur famille les réalisations. Les heures consacrées à la visite du musée virtuel se déroulaient dans un climat très positif, avec des exclamations du type : « Mais je ne savais pas que t’avais fait ça ! ». Le professeur n’est plus le seul destinataire des travaux des élèves. Les créations prennent sens également pour le public qu’est la classe. Et ces moments-là sont rares, sans ce type de partage. Ils m’apparaissent comme essentiels.
Au fur et à mesure des projets, j’ai pu sentir quelques élèves changer d’attitude vis-à-vis de leurs travaux. Ils savaient, en effet, que leurs diverses productions artistiques seraient publiées. Il y avait un enjeu à être publié, exposé et regardé par les autres élèves de la classe.
Le travail de commentaire est apparu efficace, également. Cela a été un des outils pour faire progresser les élèves dans leur rapport à l’écrit, l’attention aux émotions, l’étayage de l’argumentation.
Pour la préparation de l’oral de DNB, les élèves ont pu retrouver facilement leur création pour les différents projets. Le blog est devenu un portfolio qui permet de travailler en autonomie.
Le blog que vous utilisez permet une conservation des productions tout au long d’une année scolaire : vous semblerait-il possible et souhaitable d’élargir la démarche pour que cela se poursuive d’une année sur l’autre et que chaque élève constitue ainsi peu à peu son portfolio numérique ?
Bien sûr ! Cela me semblerait même être un projet primordial d’établissement. Nous n’en sommes pas là, mais cette question de la conservation, de la diffusion, de la valorisation m’apparait comme essentielle. Faire du lien, s’arrêter et revenir sur ce qui a été fait, capitaliser sur les apprentissages lors de différents projets peut, à mon sens, être tout aussi fructueux que de multiplier les projets d’une année à l’autre.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut