Peut-on, au 21ème siècle, amener des élèves de troisième à lire une œuvre du 14ème siècle ? Ce défi un peu fou a été relevé par Cyril Mistrorigo, professeur de lettres au collège Albert Thomas à Egletons en Corrèze : ses élèves ont même entrepris de réécrire la première partie de La Divine comédie de Dante ! Un livre numérique permet ainsi de suivre le voyage d’une jeune femme dans les 9 cercles de l’Enfer que constituerait un monde dominé par les machines. L’expérience est riche d’enseignements. Et si, en classe comme dans notre vie numérique, toute activité de lecture devait désormais s’accompagner d’activités d’écriture et de publication ? Et si, pour faire vivre les œuvres à l’Ecole, il fallait accorder une place centrale à la créativité des élèves lecteurs ? Et s’il s’agissait, à rebours des futurs programmes de lycée, non pas de choisir entre littérature patrimoniale et écriture d’invention, mais bel et bien de les réconcilier ?
Comment est né le projet de faire une réécriture de l’Enfer de Dante ?
Suite au projet de science-fiction sur la réécriture de l’Odyssée, j’ai eu l’occasion de rencontrer un enseignant italien que le processus avait beaucoup intéressé. Il m’a dit, parce qu’il avait des élèves en grosse difficulté qui ne s’intéressaient pas du tout à la littérature, vouloir tenter le même procédé afin de créer une motivation par la robotique. Je lui ai dit que, s’il le souhaitait, je pouvais également lancer mes élèves sur le même projet afin de faire partager nos élèves. Nos chemins ont divergé quant à la réalisation mais l’idée principale est restée la même : se servir de la robotique comme détour pédagogique pour accrocher l’œuvre de Dante.
Vous avez l’habitude de travailler en réseau avec vos collègues : en quoi ce projet a-t-il une dimension collaborative ?
Comme tous les projets réalisés l’an dernier, j’ai eu l’appui et les conseils de mes deux acolytes de lettres, à savoir Grégory Devin, professeur de lettres dans l’académie de Caen, et Lionel Vighier, professeur de lettres dans l’académie de Versailles. C’est eux qui ont trouvé dans la série Black Mirror un épisode qui formait un écho idéal à l’œuvre de Dante. En effet dans l’épisode « The Bear » (« la Chasse », pour la version française), une jeune femme subit le supplice qu’elle a elle-même infligé à une petite fille, et elle le subit tous les jours, sans en avoir conscience, puisque, chaque soir, on lui efface sa mémoire. L’écriture du supplice en version post-moderne trouvait donc, avec cet épisode, un exemple parfait. En outre, à l’aide de la participation de nombreux collègues et nombreuses collègues sur Twitter, je pense notamment à Emmanuel Vaslin, à Françoise Cahen ou encore à Thibault Hayette, les élèves ont pris conscience du symbole du labyrinthe, au cœur de l’œuvre. Enfin, comme avec le projet de science-fiction sur Ulysse, j’ai eu la chance de travailler avec le plasticien Maxime Thoreau ainsi qu’avec ma collègue d’Arts plastiques, Isenau Bellintani, qui ont accompagné la création de costumes dans le cadre de la réalisation d’un tableau vivant qui devait être filmé à l’aide de drones. Je reviendrai plus tard sur ce point.
Faire lire l’œuvre de Dante par une classe de troisième apparait comme un sacré défi : comment le relever ?
Le supplice, la souffrance, le mal-être parlent immédiatement aux élèves. Le premier pas vers l’œuvre était donc facile. En outre, elles et ils ont tout de suite compris l’intérêt de s’inspirer de l’œuvre pour réussir à être au plus près de la source, en vue de la réécriture. Dans cet établissement, les difficultés de lecture (je ne parle pas forcément de dyslexie) sont extrêmement fréquentes. Certaines et certains ont alors découvert une version intégrale, lue sur YouTube (lecture de 5h30 environ). Cela pose une question : la littérature est-elle seulement un art écrit ? Souvenons-nous de l’Iliade ou de l’Odyssée. Bien que n’ayant pas lu le texte, les élèves ont tout de même rencontré l’œuvre.
Quel lien a été trouvé entre la robotique et l’Enfer ?
Je ne souhaitais pas refaire une création narrative. Celle de la réécriture d’Ulysse se prêtait parfaitement avec l’avancée d’un robot dans un décor. Pour l’Enfer, les cercles traversés par Dante et Virgile font l’effet de tableaux poétiques. L’idée d’une chorégraphie artistique a donc germé lors d’une discussion avec François Coutarel, DANE-adjoint de l’académie de Limoges, responsable de l’ERR de Robotique. Il m’a dit qu’il pouvait me prêter des drones volants, équipés de deux lumières rouges, qui rappelaient ces films d’anticipation angoissants, un peu comme Terminator. On pouvait donc facilement imaginer que ces robots étaient les sentinelles de l’enfer. Il ne restait plus qu’à trouver quel était le supplice de leurs prisonniers. Les élèves ont su faire preuve d’une imagination sans limite et ont su s’inspirer des craintes de la société technologique actuelle : pédophilie sur le Web, piratage, surveillance par les webcams, média et fake news, etc. Ce qui a été assez intéressant, c’est que le projet robotique s’est complètement cassé la figure ! En effet, les drones n’étaient pas assez performants pour parvenir à créer une chorégraphie parfaitement synchronisée. Parfois les degrés de rotation n’étaient pas exacts, parfois c’était le temps de translation qui n’allait pas, parfois encore c’était la distance qui n’était pas respectée.
Comment avez-vous surmonté les difficultés apparues ?
Les élèves n’ont pas beaucoup souffert de cette situation. En effet, ce qui a sauvé le projet final c’est véritablement le fait que le principe de l’œuvre de Dante, cumulé à cette société angoissante, que l’on retrouve dans série Black Mirror, forment chez les élèves un terreau fertile. Elles et ils ont cherché les noirceurs de l’âme d’une façon incroyablement facile et surprenante. Et comme le sujet leur plaisait, il a été facile de les conduire sur des chemins qui n’étaient pas prévu au départ, comme le tutorat pour parvenir à écrire cet immense texte au passé simple.
Que gardent les élèves de cette expérience ?
Jusqu’à la semaine dernière, les élèves gardaient un excellent souvenir de cette aventure. La classe, comme souvent lorsqu’elles et ils s’emparent d’un projet, a suivi un cours sans cesse redéfini en fonction de leurs avancées, de leurs idées, de leurs découvertes personnelles. Jusqu’à la semaine dernière, cette sensation que l’école leur était utile, ce sens retrouvé, les faisaient sourire. C’est comme ça que les anciennes et les anciens, passées et passés en seconde, ont frappé à la porte de ma classe. Nous avons longtemps discuté. Elles et ils prenaient plaisir à parler du projet, associant dans la même phrase, les centaures, les smartphones et leur narratrice. Et puis, les élèves voulaient revoir des photos du projet. Nous avons ouvert Twitter, avec le compte classe, elles et ils ont retrouvé les premiers balbutiements du texte, leur visage de 3ème, et enfin, en fouillant dans les commentaires, elles et ils ont découvert les tweets des trolls. Dans le cadre du Réseau des Lettres, les élèves avaient découvert un monde de partages, de conseils et d’encouragements. Mais ce soir-là, après quelques minutes seulement, les sourires se sont effacés, les regards se sont noircis et les voix se sont tues, peu à peu. Le silence a fini par remplacer les exclamations, et je crois que la dernière phrase qu’elles et ils ont répétée a été : « Et ce sont des profs !? ». Toute la joie que le projet avait contribué à faire grandir en elles et en eux a été balayée. Je n’ai, comme nouvelles de ce groupe, que des « Je ne sais pas, ça va je crois » d’autres camarades qui sont dans leur classe. Mais connaissant leur enthousiasme et leur investissement, je suis étonné de ne pas les voir évoqués par eux.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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