On s’étonnera toujours de cette grande leçon d’histoire dans la « révélation » des projets de programmes. Contrairement à ce que l’on enseigne, l’histoire des programmes d’histoire-géographie semble une nouvelle fois « bégayer » et se répéter. La scène de bataille est digne de César : chronologique contre thématique, histoire de la nation contre histoire décloisonnée, ira-t-on jusqu’à légion en marche contre Gaulois réfractaires ? Le terrain, à croire que tout cela est un ballet gracieux que nous aimons rejouer, avait été préparé par les propos volontiers « offensifs » de la présidente du CSP sur le retour d’une histoire nationale. On notera que la géographie est encore relativement épargnée par ces discussions, avec l’aller-retour constant entre la France et le monde. Ce qui n’est pas pourtant sans créer des problèmes pédagogiques, du moins cela nécessite des précautions pour éviter des confusions dans l’esprit des élèves. Mais le problème est-il vraiment là ?
Triple constat
La premier constat pénible et tenace que laissent le projet de programme d’histoire-géographie niveau Seconde, c’est un aspect résolument… impraticable. On nous proposait déjà d’escalader le Mont-Blanc en tongs, voilà qu’on nous demande d’escalader l’Everest avec un tournevis en guise de pic à glace.
Le deuxième constat est opérationnel : ces projets appellent-ils à modifier dès cette année les désormais anciens programmes de Seconde ? Devrons-nous passer le thème actuel sur la Révolution, l’Empire, le Printemps des peuples, sachant qu’il devrait (logiquement) basculer en Première ? Qu’en est-il de l’EMC qui serait désormais évaluer au bac, contre toute logique, dans le cadre d’un horaire annualisé, avec des élèves de Seconde qui n’auraient pas été formés à la première étape de cette progression sur 3 ans mais connaissent aujourd’hui encore l’ancien programme ?
Le troisième constat soulève un problème majeur : nous ne savons pas à quoi nous devons préparer nos élèves actuels, première génération de la réforme. Aucun jalon n’est posé pour la préparation d’une épreuve « de contrôle en cours de scolarité », qui pour l’histoire-géographie, arrive dans un an et quelques mois. En janvier 2020, une majorité de nos élèves de Seconde passés en Première générale passera la première épreuve sur les trois de l’histoire-géographie « tronc commun », qui n’est désormais plus à l’examen final du baccalauréat. Préparons-nous toujours à l’analyse de document ? à la composition ? à l’argumentation ? Ces étapes se posent pour tous les élèves (qu’ils aillent en filière générale ou technologique) dès la Seconde, année décisive, pour une première approche méthodologique. Bref, en langage technique, passer du prélèvement à la critique et à la synthèse. Et c’est une œuvre patiente, fragile, qui ne souffre pas d’improvisation.
Certes, tout n’est que projet dans le fameux projet. Tout serait amendable grâce à la « grande consultation numérique » (le professeur de base demandera comment, dans quelle ampleur, avec quelles lignes rouges ?). On connaît la chanson : repenser la place de Byzance et c’est l’iconoclasme qui redémarre, repenser la place de Galilée et c’est la terre qui s’arrête de tourner. En cela, le CSP n’est pas seul responsable. L’auteur de ces lignes serait prêt à saluer la résurrection des piques en cas de menace sur l’enseignement de la Révolution française. Mais chacun en défendant son pré-carré rend parfois la tâche difficile. Et pourtant, on se demande par quel tour de force les membres du CSP ont pu imaginer ainsi l’histoire en Seconde. Le programme ressemble plus à une œuvre compressée de César qu’à un réel aplanissement. La question reste posée : peut-on réellement enseigner l’histoire quand tout est mis sur le même plan, jugé essentiel. Un programme d’histoire peut-il réellement être un jeu de kapla, où une pièce retirée ferait s’écrouler l’édifice fragile ?
Le constat était pourtant unanime dès les premières consultations du CSP. Tous les acteurs étaient partis d’un bilan salutaire. Les programmes étaient jugés trop lourds, trop encyclopédiques d’après la note préparatoire du CSP de mai 2018, suite aux rencontres avec les associations disciplinaires. Le désormais ancien programme portait pourtant des objectifs déjà contradictoires : peut-on décemment faire comprendre la démocratie athénienne en 4h (évaluation comprise), c’est-à-dire une période historique difficile à appréhender pour des élèves biberonnés à l’histoire contemporaine ? Pouvait-on être encyclopédique à ce niveau déjà élevé de rapidité sur des problèmes complexes ?
De plus, pourrons-nous réellement former à l’analyse de document et à l’argumentation d’une « pré-composition », quand le cadre horaire du programme de Seconde nous incitera à tout survoler ? (Du moins, si nous restons dans le cadre des exercices de baccalauréat de « l’ancien monde ».) Aucune marge de manœuvre ne permet dans ce cadre de faire de la méthode. Sans méthode, point d’enseignement d’histoire-géographie possible, histoire-géographie résolument déclarée « parent pauvre » de l’Accompagnement personnalisé depuis des années.
Tout transmettre en enseignant tout très mal
Le remède au trop lourd et au trop encyclopédique serait ainsi d’après le projet du CSP de faire encore plus avec moins d’heures par chapitre. On ne peut que noter qu’il accentue les défauts majeurs de l’ancien programme. 6h pour un chapitre sur la Méditerranée du Ve siècle à Constantin ? 12h pour un thème embrassant un large XVIIIe siècle, compilant histoire des idées, histoires des techniques, histoire sociale et fiscale, histoire atlantique, etc. ?
La première vertu de l’histoire-géographie est d’apprendre à nos élèves l’art de la synthèse. « Comprendre, maître mot des études historiques » écrivait Marc Bloch. La même chose vaut pour la géographie. Au « comprendre », nous devons ajouter le verbe « expliquer ». Leur faire comprendre pour qu’ils puissent expliquer, argumenter, saisir. Chacun le sait, on pousse au mieux l’art de l’exigence pour arriver à leur faire saisir une réalité complexe qu’ils doivent traiter à l’examen final en 2h à 2h30, pour l’exercice de type composition.
Quel élève pourra « comprendre » dans une histoire impressionniste, qui ne marquera plus ni continuités ou ruptures, mais mots-clés et mots-valises, où les sauts d’un point de passage à un autre ressemblent plus aux bonds d’un lapin frappé de folie plutôt qu’à une progression ?
On me répondra : « Il en a toujours été, il y a le cadre intenable et la réalité de la salle de classe ». Est-ce une fatalité qu’en France, nous ne sachions pas produire un programme d’histoire-géographie tenable ? Faut-il rappeler cette évidence ? A croire que nous aimons faire des programmes un chemin de croix, en nous mettant d’emblée en position impossible. Peut-on accepter cette schizophrénie qu’il y a la règle et la pratique ? Nous gérons des semaines compliquées : un enseignant d’histoire-géographie ou d’une autre discipline peut aujourd’hui perdre plus d’une dizaine d’heures par an, les classes emmenées en atelier, sur des projets autres. Il en sera de même demain avec les fameuses 54h d’AP orientation qu’il faudra bien caler dans des emplois du temps surchargés. Rajoutez une bronchite de l’enseignant dans un lycée mal isolé et un jour de formation, vous avez déjà rendu impossible la tenue d’une progression. Complétez par un créneau parfois placé à des horaires compliqués (le fameux 16h-18h ou le vendredi après-midi après l’EPS), et vous avancerez beaucoup moins vite qu’une classe de 8h à 10h. J’espère sincèrement que les membres du CSP voudront bien nous prouver sur pièces, en situation d’enseignement et dans ces conditions, la faisabilité d’un tel projet. Il y a parmi le groupe d’experts des pédagogues et des spécialistes reconnus. Ma salle de classe leur est ouverte, pour qu’ils puissent nous montrer qu’un tel tour de force est possible.
Alors, est-ce bien « notre projet » ? Tout transmettre mais en enseignant tout très mal et de manière accélérée sans laisser le temps aux élèves de comprendre ? Cela ne s’appelle pas une histoire chronologique, une histoire thématique, une histoire nationale, une histoire décloisonnée… cela s’appelle une histoire mal faite et mal enseignée.
Thibaut Poirot
Professeur agrégé en lycée