Comment les inspecteurs du premier degré vivent -ils les injonctions et les changements à 180 degrés des instructions officielles ? Le métier d’inspecteur de l’éducation nationale n’est pas toujours simple, au croisement des demandes institutionnelles et de la réalité du terrain. Combien d’enseignants qui reprochent aux inspecteurs de dire tout et son contraire au gré des changements de politiques éducatives, de Ministre ? Pourtant nombre d’entre eux portent un projet ambitieux pour l’école. Nous avons rencontré deux d’entre eux. L’une nous a accordé un long entretien, le second, a accepté de nous relater ses impressions après le séminaire auquel il a assisté à l’ESEN.
Dominique est inspectrice de l’éducation nationale depuis quelques années déjà. Ce métier, elle l’exerce avec « la farouche volonté de permettre au plus grand nombre d’élèves d’avoir accès à la connaissance et au développement de compétences qui leur permettront d’être un citoyen épanoui. En étant enseignant cela concernait vingt-cinq à trente élèves par an, dans mes missions actuelles c’est vingt fois plus mais la motivation et les enjeux restent les mêmes ». Ce métier, elle l’exerce aussi pour répondre à un besoin de participer à la construction de la société de demain : « je suis animée par le sentiment de faire un travail utile et qui correspond à mon identité. Cette idée peut paraître égoïste, et elle l’est, mais j’ai vraiment le sentiment d’exercer un métier qui semble servir la cause collective ».
Le stop’n go des politiques éducatives ne vous facilite pas tâche. Transmettre un discours cohérent aux enseignants dont vous avez la responsabilité ne doit pas être chose aisée ?
« La politique éducative conjoncturelle a toujours existé puisque les décisions prises tiennent compte du contexte social. Mais il est vrai que depuis 35 ans, les politiques éducatives ont fait preuve de vivacité et de nombreuses initiatives semblent se succéder les unes les autres de plus en plus rapidement. Déjà, les politiques d’éducation prioritaire ont bousculé le principe d’uniformisation des pratiques et des moyens dévolus à l’éducation nationale. Puis, les évaluations internationales et l’OCDE donnent des indicateurs et formulent des recommandations qui deviennent les feuilles de route des gouvernements et des ministres de l’éducation nationale.
Ce pilotage par les évaluations internationales modifie probablement la façon d’envisager les réformes car il faut des résultats positifs rapides – jusqu’à la prochaine évaluation – ce qui ne correspond pas exactement au rythme de mutation de la société. Les comparaisons internationales ont sans doute de nombreuses vertu si on les considère comme sources d’information sur des pratiques pédagogiques efficaces de certains pays, dès lors qu’elles puissent être transférables. Mais force est de constater que le grand public, les médias et les déjeuners en familles font le plus souvent de ces évaluations PIMSS ou PISA, le palmarès des systèmes éducatifs sans forcément tenir compte des contextes socio-économiques ou encore historiques et démographiques pour s’en tenir qu’a quelques biais dans les « analyses ».
D’autre part, selon moi, cette dynamique de politique conjoncturelle, peut s’interpréter au regard du contexte général dans lequel se retrouve l’école aujourd’hui. La société, dans son ensemble, attend beaucoup de l’école ce qui est légitime. Néanmoins la pression est forte sur les élèves, les équipes pédagogiques pour atteindre les objectifs affichés. N’oublions pas que nous promettons « 100% de réussite au CP », c’est un objectif louable – qui ne voudrait pas de ce résultat ? – mais encore faut-il être en mesure d’expliquer aux élèves, aux familles et aux équipes pédagogiques ce que l’on entend par « réussite ». Sans explicitation précise de ce à quoi renvoie ce terme, l’école risque de devoir rendre des comptes lorsque seront publiés les résultats des évaluations nationales futures. Le grand malentendu risque de perdurer ».
Guide orange ? Ajustements ? Évaluations. Nous savons que tout cela est source de tensions. Par exemple, pour les évaluations, certains syndicats appellent à une forme de boycott (ne pas les passer, ne pas remonter les résultats). Comment allez-vous gérer cela ?
« Le « guide » a été relativement bien reçu dans les équipes parce que nous en faisons un outil au service des enseignants, il est à leur disposition pour amener à réfléchir collectivement sur la mise en œuvre de l’enseignement de la lecture. Si les enseignants reçoivent ce document à la faveur d’une injonction il ne sera pas favorablement reçu et ce serait légitime. A titre personnel, et c’est ce que j’ai transmis sur le terrain, J’envisage ce document comme un vecteur de questionnement professionnel collectif – au sein des conseils de maîtres ou ailleurs, plutôt que comme le bréviaire dont les recommandations n’auraient pas fait sens chez les enseignants. Le danger de ce type d’outil serait d’appliquer sans convictions les techniques d’apprentissage qui doivent être conduites au cours préparatoire pour assurer la maîtrise des fondamentaux lire et écrire par tous les élèves.
Les ajustements des programmes intervenus cet été ont créé de la crispation entre le ministre et les enseignants, ces derniers estimant que les programmes visaient à les décrédibiliser par ce qui pourrait être considéré comme une mise au pas – Une dictée par jour, retour à l’étude de la grammaire déconnectée du français. La modification en période estivale pour une application des programmes en septembre ne facilite pas la tâche des inspecteurs et des équipes de circonscription en cette rentrée.
Je n’oublie pas non plus que tous les ministres aiment marquer de leur empreinte les programmes scolaires. Ces modifications rapides, l’EMC a connu deux changements de programmes en 2015 et 2018, déstabilisent les équipes pédagogiques qui peuvent avoir le sentiment que les programmes « changent tout le temps ». Ce que l’on ne peut pas trop leur contester.
En ce qui concerne les évaluations nationales je ne suis pas encore informée d’une quelconque volonté de ne pas les faire passer. Néanmoins cette éventualité existe et il sera important pour moi d’être à l’écoute des équipes qui exprimeraient de tels souhaits. Entendre les arguments et entrer dans le dialogue sera déterminant dans ma façon d’appréhender cette situation le cas échéant ».
Cette nouvelle forme d’évaluations, et surtout de remontée des résultats, interroge la professionnalité de l’enseignant : exécutant ou concepteur ? Qu’en pensez-vous ?
« Davantage que la forme de la remontée des résultats, c’est surtout le fait que les enseignants ne corrigeront pas les évaluations qui m’interroge. Je m’attendais à beaucoup plus de réactions de la part des enseignants dès lors que la correction leur échappe. Je trouve que l’on touche à une des caractéristiques très forte du métier d’enseignant quand la correction du travail des élèves est sous-traitée. Cet argument se renforce quand on sait que c’est automatisé. Les évaluations nationales sont un vrai sujet : je comprends que certains considèrent cette forme de passation comme un nouveau signe de défiance de l’institution envers les enseignants. N’est-ce pas plutôt la volonté de donner le moins de travail aux enseignants qui bénéficient d’un outil « prêt à l’emploi ». Mais alors je tranche votre question : les enseignants deviennent des exécutants et non des concepteurs ».
Claude nous rejoint, il a bénéficié d’un séminaire à l’ESEN où sont conviés tous les inspecteurs en ce début d’année. Il nous en dresse un bilan peu glorieux.
« Beaucoup d’interventions lors de ces deux jours. Pas toutes de même qualité. Alors à nous de faire le tri dans ce qui nous est proposé. Concrètement, cela ne va pas changer grand-chose à mes pratiques et de ce que j’attends des enseignants de ma circonscription ». Le 27 septembre, l’ESEN diffusera une vidéoconférence sur la grammaire. Claude a décidé de réunir les équipes afin de contextualiser le propos. « Je demanderai toujours que l’enseignement de la grammaire soit en lien avec la lecture et la production d’écrit. Alors oui, les élèves aborderont les trente notions prescrites mais cela se fera progressivement, à leur rythme. Cela ne sert à rien d’apprendre des règles ou notions si elles ne sont pas au service de la compréhension. Et oui, les élèves auront trois heures de grammaire par semaine mais dans un contexte d’activité réflexives d’étude de la langue ».
Concernant les évaluations, Claude assure qu’il ne laissera pas les enseignants seuls face aux résultats des élèves. « Depuis plusieurs années, nous avons un pôle ressource regroupant des enseignants, enseignants spécialisés, psychologues scolaires, directeurs ou encore conseillers pédagogiques. Celui-ci contribuera à l’analyse des résultats de nos élèves. Les profils de lecteurs, nous n’avons pas attendus ces évaluations pour les mettre en place. Nous allons, ensemble, analyser ces résultats et trouver des pistes de remédiations dans une forme de suivi individualisé en fonction de ce que nous savons de chaque élève. J’ai aussi rappelé aux enseignants qu’il s’agissait d’évaluations et non de méthode de lecture. Il faut travailler l’oral – grand absent du séminaire – et la production d’écrits. C’est plus que nécessaire. Selon moi, une production d’écrit vaut dix séances de lecture-compréhension ».
Des inspecteurs qui finalement, comme les enseignants, essaient de faire au mieux pour les élèves malgré des politiques pas toujours cohérentes…
Lilia Ben Hamouda