« L’éducation a pour objectif de faire advenir ce qui est proprement humain… La réduction de l’enseignement à des processus techniques… n’est pas en mesure de réaliser cette finalité ». Alors que l’on nous promet enfin une éducation « fondée par les preuves » et que l’on met en avant des méthodes pédagogiques que les enseignants doivent suivre pas à pas à la lettre, Irène Pereira publie avec son « Bréviaire des enseignant-e-s » (Editions du Croquant) un ouvrage qui conteste la légitimité éducative des démarches « scientifiques » au nom de l’éthique enseignante.
Formatrice en Espe, Irène Pereira est aussi chercheure au laboratoire « Lettres, idées, savoirs » de l’Université Paris Est Créteil. Son livre puise largement dans les idées de Paulo Freire et Theodor Adorno. Il fait réfléchir à ce qu’est le métier enseignant, ses finalités et son éthique.
Votre livre s’élève contre ce que vous appelez « le credo de l’Evidence Based Policy » en éducation. Pourtant ces démarches proposent des solutions apparemment scientifiques aux difficultés scolaires.
Ce n’est pas un livre contre la science ou qui discute de la légitimité des approches scientifiques. C’est un point de vue philosophique qui s’appuie sur des auteurs qui se situent dans cette tradition des rapports entre sciences et pouvoir politique. L’éducation ne met pas en oeuvre que des questions scientifiques. Elle pose aussi des questions de valeurs.
En effet, tout le monde n’a pas la même conception de ce qu’est l’éducation. Pour certains sa finalité c’est l’épanouissement individuel, pour d’autres trouver un emploi ou former un citoyen. C’est pour cela que la question éducative ne peut pas se réduire à une question de méthode efficace. Efficace en vue de quoi ? Quand on dit qu’on a des réponses scientifiques aux questions éducatives je ne suis pas d’accord. Cela voudrait dire que la science a une réponse aux questions d’ordre moral.
Vous écrivez : « considérer que telle méthode d’enseignement est prouvée scientifiquement comme efficace ne suffit pas à justifier qu’elle doive être appliquée ». L’enseignement efficace ce n’est pas bien ?
L’efficacité est une valeur. Mais imaginons que ce soit efficace de taper les élèves pour les faire apprendre. Le ferions nous ? Il y a d’autres paramètres qui entrent en ligne de compte. Quand on me dit « on a des preuves de l’efficacité », je réponds dans quel but ?
Prenons l’exemple de l’enseignement de la lecture. On a des éléments qui disent comment être plus efficace sur le déchiffrage. Mais lire c’est aussi comprendre et pas seulement déchiffrer. Pour Paula Freire c’est même lire de manière critique. La vraie question c’est « qu’est ce que lire ».
Si la libération est la finalité de l’éducation, rendre la lecture efficace n’est-ce pas un élément nécessaire à cette libération ?
C’est un élément et on peut considérer qu’une approche inefficace est contre productive. Mais on ne peut réduire cela à la question de l’efficacité. Dans le débat sur la lecture il faut s’interroger sur ce que c’est que lire correctement. Je m’interroge par exemple en lisant les instructions récentes : la compréhension est elle suffisamment prise en compte ?
L’enseignant ne transmet donc pas que des savoirs ?
C’est un aspect du métier enseignant. Mais il y a un ministère de l’éducation nationale. Si la mission d’un enseignant est d’éduquer alors cela ne se limite pas à de la transmission.
Vous craignez une perte de sens du métier enseignant ?
Je crains qu’une réforme de ce métier aille vers une vision uniquement techniciste de la pratique enseignante qui me paraitrait contradictoire avec l’injonction de transmettre des valeurs. Pour Paulo Freire la question du sens est fondamentale. C’est elle qui nous définit comme humains. Nous avons cette capacité à nous interroger sur le monde. Former des êtres humains ne peut faire abstraction de cette dimension.
La prolétarisation des enseignants serait en marche ?
Henry Giroux a utilisé cette notion au début des années 1980. Il opposait deux conceptions. D’un coté l’enseignant vu comme un intellectuel qui conçoit son cours et de l’autre l’enseignant qui applique des techniques venues des sciences. Dans ce cas l’enseignant devient un simple technicien. Si enseigner devient simplement appliquer on peut parler de prolétarisation.
La multiplication des tests dans l’éducation nationale va dans ce sens ?
Il faut s’interroger sur ce qu’évaluent ces tests. Dans le livre on se demande par exemple si on peut évaluer la capacité à comprendre un jugement moral. L’évaluation quantitative a son utilité mais peut-elle vraiment dire ce qu’est éduquer une personne ? Si on imagine que tout est quantifiable on va se trouver face à de sérieux problème moraux. Le problème de ces tests c’est aussi qu’ils reposent sur une vision de ce qui est évalué. Ce qui n’y rentre pas n’existe pas. Il ne fait pas laisser croire aux enseignants et aux élèves que tout pourrait se réduire à ce type de normes.
Du coup une formation éthique des enseignants est indispensable ?
L’éthique est nécessaire car la question de la moralité dépasse celle de la légalité. La formation professionnelle des enseignants ne peut pas se passer de cette dimension éthique.
Votre livre s’appelle un « bréviaire ». Pourquoi ce nom ?
Je veux dire que c’est un ouvrage qu’on peut garder sous la main et sortir quand on en a besoin pour se rappeler l’importance des valeurs. Véronique Decker raconte dans un de ses livres que quand elle était institutrice stagiaire une formatrice leur a fait passer une année sur les Minima Moralia d’Adorno. 20 ans plus tard elle le relisait encore…
Propos recueillis par François Jarraud
Pereira Irène, Bréviaire des enseignant-e-s. Science, éthique et pratique professionnelle. Editions du croquant, 2018, ISBN-13: 9782365121729.