Comment résister au charme envoutant de « Cornélius le meunier hurlant » ? A l’exception des cœurs chagrins et des esprits cartésiens, les amoureux d’histoires extraordinaires (et instructives) succomberont sans résistance au pouvoir de séduction de la fable poétique et philosophique portée à l’écran par Yann le Quellec. Pour son premier long métrage, après son expérience de la production et la réalisation de moyens métrages remarqués et primés, le jeune cinéaste, également auteur de bandes dessinées, se lance dans l’adaptation du roman de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna. Hanté pendant une dizaine d’années par la richesse d’un texte, vecteur d’une ‘plongée dans un univers foisonnant, d’une immense liberté’, le cinéaste s’embarque avec son équipe dans une entreprise titanesque. Il nous conte ici la folle et tragique histoire d’un étranger venu s’installer comme meunier dans un village reculé, un étranger rejeté comme fou en raison de sa différence, contraint à l’errance par monts et par vaux, porté par une flamme amoureuse et une énergie vitale inextinguibles. Au-delà des épisodes picaresques de l’existence tragi-comique de Cornélius le migrant, colosse aux pieds d’argile, Yann Le Quellec dessine, entre épopée naïve et western grandiose, les contours insolites d’un conte moderne, drôlement subversif.
Meunier industrieux, étrange étranger
L’arrivée dans un village de montagne isolé d’un homme costaud, torse volumineux et musclé, visage large, cheveux et barbe ébouriffés, sonne comme un événement. Il faut dire que dès la séquence inaugurale, mystérieuse, nous avons vu l’inconnu sortir littéralement du sable et se défaire des liens qui l’entravent. Présenté par le maire Cardamone (Gustave Kerven) à ses administrés, Cornélius Bloom (Bonaventure Gacon) se dit meunier et prêt à construire un moulin, permettant ainsi à chacun d’avoir du pain. Réunis autour de lui sur la minuscule place publique, les villageois (tous vêtus de costumes ‘folkloriques’) accueillent le nouveau venu avec une politesse teintée de circonspection. La belle Camille (Anaïs Demoustier), une jeune fille indépendante (bien qu’elle habite toujours chez ses parents aimants) fait exception notable et le trouble de son regard laisse deviner son attirance pour le futur meunier. Ce dernier s’installe en haut d’un pic rocheux au bord d’un précipice et y construit de ses mains sans aucune aide maison et moulin en bois à l’architecture à la fois gracieuse et tarabiscotée. Carmen, unique visiteuse du chantier, lui propose, en tant que jardinière, des graines à planter et lui explique comment faire pousser des fleurs. Il a dans la place une alliée. Et l’inauguration du moulin dans un premier temps suscite une grande fête avec musique et danse collective jusqu’au bout de la nuit, ou presque.
Las, le corps de Cornélius est, chaque nuit, pris de spasmes incontrôlables puis des hurlements de bête déchirent sa poitrine, des hurlements dont les ondes sonores se répandent jusqu’au village et réveillent tous les dormeurs. Une manifestation physique répétitive à l’étrangeté inquiétante et à l’ampleur inédite telles que tous n’ont plus qu’une idée en tête : chasser l’intrus. En dépit de la résistance de l’intéressé et du soutien de la sensible Camille.
Dangereux périple, folle énergie
Comme De Chomo, l’inquiétant médecin du village (Denis Lavant), en fait le diagnostic, la ‘folie’ n’est pas loin. Cornélius se retrouve ainsi enfermé dans une forteresse psychiatrique. Le corps recouvert d’électrodes, le voici exhibé devant un public de spécialistes, soumis à l’examen d’experts tentant d’expliquer doctement les causes psychomotrices de son trouble. Seul au milieu d’autres internés déclarés fous, et contraints à des exercices de ‘santé’ dans la cour, il parvient cependant à s’échapper de ce lieu de torture. Commence alors pour lui un long et périlleux périple, par temps clair, dans le vent et la neige, de montagnes blanches en collines jaunies par le soleil, de lacs aux eaux bleutées en vertes vallées boisées. Au cours de son chemin d’exil il rencontre cependant comme des ‘frères naturels’, de drôles d’arbres très feuillus, mi-hommes mi-bêtes, agités de secousses et émettant des cris étranges. Instinctivement il s’en rapproche comme pour exorciser, à leur contact, sa propre souffrance et le handicap de ses hurlements nocturnes irrépressibles.
Plein d’infinies ressources, notre héros solitaire prend le risque de revenir au village. Il découvre devant sa maison et son moulin, les villageois endimanchés attablés. Parmi eux, Carmen et son fiancée, un bel homme, moustache et costume noirs…
Nous n’en dirons pas davantage sur une tragédie annoncée. Soulignons cependant l’engrenage funeste qui va de la braise des regards à la poudre sortant du fusil jusqu’à l’embrasement des constructions en bois, proies soudaines de flammes à l’origine inconnue.
Loin des effets spéciaux, la dernière séquence nous laisse remplis de terreur et de pitié. Par un matin calme et clair, devant les villageois impassibles et sans voix, Carmen, le visage fermé et pâle, en chemisier et jean, quitte le village en un mouvement lent et altier. Tandis que les pas de la jeune fille l’éloignent définitivement de sa terre d’origine, les villageois serrés les uns contre les autres sont brutalement pris de tremblements et de hurlements déchirants, comme victimes à leur tour du mal tant redouté, si familier.
Subversion des formes, modernité du conte
En s’appropriant le texte d’un romancier finlandais d’aujourd’hui, le jeune cinéaste prend à bras-le-corps le cinéma, en déploie tous les moyens à sa disposition. De la construction fantaisiste d’un moulin à partir de croquis de Leonardo di Vinci à la suggestion de territoires imaginaires (mêlant des régions montagneuses grandioses, des sommets alpins au cirque de Navacelles du Larzac, à des décors fabriqués et ‘figuratifs), du village du bout du monde aux immensités chères au western, Yann Le Quellec utilise le format cinémascope à la mesure de son héros hors-norme. Pour incarner ce colosse aux pieds d’argile, il choisit un artiste qui vient du cirque et de la pantomime, Bonaventure Gacon, un interprète qui fait merveille. On retrouve d’ailleurs chez la plupart des comédiens de la troupe (comme Denis Lavant ou Gustave Kerven entre autres talents) une veine burlesque, une primauté du geste et du corps dans le jeu.
Bien plus, le film convoque aussi à plusieurs reprises chant, danses et musiques. Outre les premiers plans qui s’ouvrent comme un conte sur la voix chantante d’Iggy Pop, des chorégraphies et des orchestrations différentes correspondent aux rythmes et tonalités changeantes des séquences successives. La chorégraphe Maguy Marin pour la danse des villageois sur des musiques de Philip Glass et Ravi Shankar, les artistes Koen Augustiine et Rosalba Torres Guerrero pour les exercices des internés à l’asile et la troupe de Rachid Ouramdane pour les transes des arbres mi-hommes mi-bêtes. Sans oublier la composition musicale d’ensemble conçue par Martin Wheeler qui imprègne la fiction du sceau de ‘l’engrenage et du cycle’, selon les vœux du réalisateur, comme la mélodie des meules entendue lorsque le moulin fonctionne à plein régime.
La charpente du moulin et son complexe mécanisme de production constituent d’ailleurs une des trouvailles visuelles et forment, avec la création des arbres hurlants et le brouillage des genres, une esthétique originale. La cohabitation de paysages somptueux et de héros à la naïveté confondante, la coexistence de personnages fabuleux et de personnages ordinaire au quotidien ‘folklorique’ confèrent à ce conte moderne un étonnant pouvoir de subversion, entre épopée simple et western grandiose.
Saluons ici l’effet de vérité de cette fable poétique et philosophique qui est aussi l’histoire d’un amour interdit et tragique entre Cornélius et Carmen, le migrant et la sédentaire, l’étranger et la villageoise promise à un semblable. Finalement, « Cornélius le meunier hurlant » porte avec panache une interrogation salutaire sur les fondements de toute communauté humaine. Bien plus que le respect de la différence, la fiction fantastique de Yann Le Quellec parie sur l’ouverture à l’intelligence singulière d’un homme venu d’ailleurs apporter sa richesse à d’autres hommes au milieu desquels il veut vivre.
A ce titre, la générosité et l’actualité du personnage de Carmen (subtile incarnation d’Anaïs Demoustier) nous touchent profondément. En quittant le village, Carmen signe la condamnation sans appel de la loi d’une communauté repliée à laquelle elle ne veut plus appartenir. Elle prend aussi le chemin d’une émancipation née de l’expérience de l’altérité.
Samra Bonvoisin
« Cornélius le meunier hurlant », film de Yann Le Quellec-sortie le 2 mai 2018
Festival ‘Entrevues’, Prix du public, Belfort 2017