Le petit livre orange intitulé « Pour enseigner la lecture et l’écriture » que le ministère vient de faire paraitre est tout à fait étonnant. Une bonne partie de la matière qu’il contient aurait pu donner lieu à un ouvrage utile car il fait état de considérations intéressantes. Mais au lieu de réaliser à partir de cette matière première un instrument au service des enseignants, c’est un instrument de contrôle tatillon, au service d’une obsession, qui a été élaboré par un service de la direction générale de l’enseignement scolaire du ministère.
Centraliser, contrôler, dominer
Le petit livre orange est le signe manifeste d’une grande méfiance à l’égard des enseignants et des cadres de l’éducation nationale. La coercition exercée contre les enseignants y est violente, avec des prescriptions qui ne laissent pas la moindre marge de liberté et détaillent heure par heure ce que doivent faire les maitres de CP qu’on suppose incapables d’analyser des situations, de prendre des repères dans l’observation de leurs élèves, d’organiser leur travail, bref de penser. À quoi sert-il alors de mettre en place des CP à effectifs réduits si on attend que les maitres exécutent servilement et mécaniquement des consignes dans l’ordre qui leur a été prescrit ? Et quel rôle attend-on que jouent les inspecteurs et conseillers pédagogiques, si ce n’est celui de contrôleurs, transmetteurs des ordres reçus de très haut ?
Au service d’une obsession
Les considérations sur la lecture sont polluées par la peur panique que la méthode globale parvienne à s’infiltrer dans l’école. Par rapport aux premiers discours du ministre sur le sujet, un progrès a été accompli : il n’est plus affirmé que cette fameuse méthode est utilisée dans les classes. En revanche, une traque sévère est menée contre tout ce qui paraitrait offrir la possibilité d’une déviance vis-à-vis de la stricte orthodoxie syllabique : ce sont maintenant les traces éventuelles de « méthodes mixtes » qui sont pourchassées. Le petit livre orange comporte 21 occurrences du mot honni « global(e) » contre lequel l’utilisateur du bréviaire ministériel est constamment mis en garde, comme si le diable était blotti dans un coin prêt à tenter de détourner les enseignants de la vraie voie. Interdira-t-on à Kévin, Brandon, Déborah, Jonathan, Myriam d’écrire leur prénom comme ils le faisaient en maternelle, avant que chacun des graphèmes concernés n’ait été étudié, de peur qu’ils soient contaminés par le globalisme ?
Des faiblesses sur le plan scientifique
Le contenu du livre est très hétérogène. Il contient des données intéressantes, en particulier celles qui renseignent sur les pratiques enseignantes et les performances des élèves et qui sont issues de la recherche menée par Roland Goigoux. Mais le livre comporte également des faiblesses scientifiques, en particulier dans les passages où il est question des méthodes.
Les auteurs du petit livre orange envisagent l’entrée dans la lecture comme la succession de deux étapes : l’identification des sons correspondant à ce qui est écrit puis la compréhension. Pour expliquer cette première étape, il aurait donc fallu attirer l’attention des enseignants de façon précise sur l’écart entre la manière dont les mots sont réellement prononcés à l’oral lorsqu’on parle et lorsqu’on lit à voix haute aurait été utile pour rendre compte des problèmes rencontrés par les apprentis lecteurs. En revanche, on aurait pu se passer de la référence au linguiste Saussure, page 20, puisqu’il n’est évoqué que pour faire savant et légitimer une méthode de lecture, et cela de façon déformée et confuse.
La deuxième étape de la lecture d’après des auteurs du petit livre orange, celle de la compréhension est bien mal traitée elle aussi, du moins dans le début du livre.
Ainsi, pour assurer la promotion des manuels qui ne proposent que des suites de phrases disjointes, les auteurs du petit livre orange écrivent : « L’absence de mots-outils connecteurs logiques dans les phrases entraîne des implicites qui ne désorientent pas les enfants. Ils voient la relation de cause à effet entre Lola rassurée parce qu’Élie a réussi à lire, la fuite du rat parce qu’il a vu le chat. Ils pratiquent eux-mêmes ce genre d’élision du connecteur. »
Eh bien, non, ce raisonnement ne tient pas et est contredit par les recherches des linguistes et des didacticiens : l’absence de connecteurs à l’oral ne permet pas de déduire que les enfants traitent aisément l’implicite lorsqu’ils lisent. L’absence de connecteurs logiques à l’oral est tout simplement liée aux caractéristiques de l’oral conversationnel ordinaire qui n’a pas les mêmes modes d’enchainement que l’écrit. Passons sur le fait que dans cette page les auteurs confondent les « mots-outils » (comme les déterminants, les prépositions) et les « connecteurs logiques ». En revanche, on ne peut tolérer que les auteurs fassent si peu de cas des problèmes de traitement de l’information. En effet, il a été constaté qu’à l’écrit, lorsqu’il s’agit de convoquer de l’implicite ou d’aller chercher dans la phrase précédente les informations qui permettent de comprendre la phrase qu’on est en train de lire, beaucoup d’enfants éprouvent des difficultés.
Contrairement à ce que dit le petit livre orange, « voir la relation de cause à effet » ne procède pas de la magie, c’est une opération complexe pour un jeune lecteur, et si on ne s’y intéresse pas, on passe à côté des problèmes de compréhension qu’éprouvent les enfants, surtout lorsqu’ils lisent lentement. Les résultats des évaluations PIRLS sont là pour nous rappeler que nous devons y prêter attention. D’ailleurs, si la page 28 balaye d’un revers de plume les problèmes de compréhension, les pages 71 et 72 du même ouvrage proposent en revanche des activités visant à l’apprentissage de la compréhension, avec un point de vue manifestement plus éclairé que celui du début du livre.
Des grands absents
Il manque en particulier une réflexion solide sur l’oral, quasiment absent du livre, alors que sa connaissance est indispensable pour traiter de l’écrit. De même l’écriture est bien maltraitée. Elle est envisagée principalement dans son rôle d’adjuvant à l’apprentissage de la lecture, mais le compte n’y est pas. Il est question d’entrainement au geste graphique, de copie, de dictée, de production d’écrit. Cela est fort bien, mais la production d’écrit n’en a que le nom et les écritures tâtonnées ne sont même pas mentionnées. Pourtant on sait, et bien des recherches l’ont prouvé, que les essais d’encodage sont l’un des moyens les plus efficaces pour faire comprendre aux enfants le système graphique du français.
D’une réflexion sur la temporalité à la mise en place d’un système coercitif
Les auteurs du petit livre orange ont bien raison d’attirer l’attention sur les problèmes de temporalité des apprentissages, et bien des choses intéressantes sont dites à ce sujet. Mais au lieu d’en faire un foyer de réflexion et d’analyse, ils en tirent argument pour imposer une temporalité inflexible et une programmation coercitive. Cela repose sur l’idée que tous les enfants avancent au même rythme, qu’il y a un ordre idéal et définitif. Se trouvent condamnés tous ceux qui n’entrent pas dans le moule. Manifestement, les auteurs du petit livre orange ont été grisés par la possibilité de mettre en place un système utopique. Ils ont manqué de modestie et d’attention portée au réel. Ils ont surtout manqué de respect envers les personnes singulières que sont les élèves et leurs maitres.
De la publicité rédactionnelle pour les « bons » manuels
Le petit livre orange s’attaque aux manuels qui n’appliquent pas LA bonne méthode. Ils utilisent des arguments très flous pour fustiger les manuels qui font identifier rapidement les mots outils, disant qu’il n’est pas évident que les phrases qui en contiennent soient plus motivantes. Aucune recherche ne permet d’étayer cette affirmation péremptoire. Mais comme les auteurs ne s’intéressent pas à la compréhension, peu leur importe que dans les écrits simples la connaissance de quelques mots-outils très fréquents, en fournissant des repères pour saisir la structure des phrases, donne accès à leur sens.
Et comme un ordre impératif d’apprentissage des graphèmes est imposé, les éditeurs auront intérêt à obéir pour que leurs ouvrages soient labellisés. À moins que tout soit déjà joué… En effet, pour enfoncer le clou, le petit livre orange fournit des exemples de phrases qu’on doit trouver dans les bons manuels, comme « Milo a avalé la fumée ». Cette phrase est extraite de Léo et Léa : si vous n’avez pas compris quel manuel vous devez choisir…
Tout cela est bien dommage, car, sur un tel thème, on aurait pu rendre service aux enseignants si on avait eu plus de considération pour eux. Mais le désir de tout contrôler, de se substituer à la formation – que visiblement on s’apprête à supprimer – et la volonté de culpabiliser et d’asservir les enseignants discréditent totalement le projet.
Sylvie Plane
Professeur émérite de Sciences du langage
Sorbonne Université – EA 4509