Qu’est-ce qu’un public difficile ? Comment intervenir ? Olivier Vors, Carole sève et Philippe Mathé coordonnent l’ouvrage « Les contextes difficiles » (Editions EPS). « L’idée est venue d’échange face aux besoins exprimés par des enseignants qui sont amenés à intervenir dans des contextes dits difficiles. Il se veut une aide pour les intervenants en leur proposant des repères à la fois théoriques et pratiques », nous dit Olivier Vors qui répond à nos questions.
Pourquoi ce livre ?
L’idée est venue d’échanges dans le cadre de l’APELS, l’agence pour l’éducation par le sport face aux besoins exprimés par des enseignants ou des éducateurs sportifs qui sont amenés à intervenir dans des contextes dits « difficiles ». En effet les intervenants ont besoin d’aides, ils se retrouvent souvent démunis. Ce sont souvent des jeunes enseignants, sans formation spécifique et avec peu d’expérience, qui se retrouvent dans ces contextes alors que ceux-ci exigent des compétences spécifiques. Ces compétences s’acquièrent bien sûr par l’expérience, mais leur développement peut être facilité par des apports théoriques et pratiques. Ces apports sont l’enjeu de ce livre. Il présente les caractéristiques essentielles des contextes difficiles et des leviers d’intervention possible. Ainsi il se veut une aide pour les intervenants (enseignants ou éducateurs) qui travaillent en contexte difficile en leur proposant des repères à la fois théoriques et pratiques.
D’accord mais qu’entendez-vous exactement par contexte difficile ?
Dans cet ouvrage nous avons souhaité ne pas réduire la notion de « contexte difficile » à celui de la classe ou de l’établissement scolaire, mais l’ouvrir à des contextes d’intervention plus divers. Avec ce terme, nous voulons insister sur le fait que des modalités d’action efficaces dans des contextes dits « ordinaires », s’avèrent ici inopérantes. Et c’est pour ceci qu’on qualifie ces contextes de « difficiles ». Ils sont difficiles du point de vue de l’intervention : ce qui rend un contexte « difficile », c’est la difficulté posée aux politiques et aux intervenants de décider et d’agir. Ces contextes nécessitent d’inventer de nouvelles modalités d’action et ceci à différents niveaux : les contenus et les formats de pratique proposés aux jeunes, les démarches pédagogiques, les modalités d’évaluation, les formes de pilotage des structures (sur le plan local et national)… De plus ces contextes placent souvent les intervenants dans des situations d’inconfort professionnel dans la mesure où ils leur imposent de sortir de leur domaine d’expertise pour investir d’autres secteurs de l’intervention.
Alors quelles sont leurs caractéristiques ?
Ces contextes se caractérisent principalement par quatre aspects. Premièrement, dans un contexte « difficile », des difficultés de différents ordres ont tendance à se cumuler : territoires présentant des difficultés sociales, économiques, culturelles, de logement ; adolescents rejetant les règles familiales ou scolaires ; équipes d’intervenants avec peu d’expérience professionnelle et un turn-over important… Deuxièmement, ces contextes ont tendance à être stigmatisés du fait de la médiatisation des faits de violences qui s’y produisent, ce qui augmente leur image négative et amène des stratégies familiales pour éviter leurs établissements scolaires. Troisièmement nous pensons que ces contextes ne sont pas aussi différents que d’autres sur le plan qualitatif. Ils représentent un effet de loupe de ce qui peut se passer en contexte ordinaire : les problèmes y apparaissent plus rapidement, plus fréquemment et plus intensément, ce qui conduit les intervenants à devoir s’adapter en permanence. En dernier lieu, ces contextes sont bien souvent des lieux d’innovation pédagogique. Ces innovations visent à répondre aux caractéristiques des besoins d’élèves s’éloignant des représentations que l’on se fait d’un « élève idéal ».
Plus précisément, quelles sont les caractéristiques des élèves difficiles ?
Le chapitre de Nicolas Mascret montre que c’est une question de rapports : à la violence, à la règle, au savoir, à l’échec, à l’EPS. Il caractérise les élèves « difficiles » dans le contexte scolaire et plus particulièrement en EPS. Ces élèves sont avant tout des adolescents qui entretiennent des rapports conflictuels à la norme scolaire. Ces élèves font preuve de nombreuses incivilités dont les hypothèses explicatives sont multiples. Elles renvoient à une forme d’expression en réponse aux violences vécues de l’école, à un phénomène d’étiquetage, à un déficit langagier. Ces élèves « difficiles » ont un rapport particulier à la règle. Pour ceux-ci, les règles scolaires sont souvent vides de sens. Elles sont vécues comme des contraintes subies plutôt que des cadres nécessaires à toute vie en communauté. Le rapport des élèves au savoir pose également problème avec ces élèves. Une fois de plus la question de sens est centrale, pourquoi un élève s’engagerait-t-il dans un apprentissage s’il n’en perçoit pas son intérêt, sa valeur ? Ce qui socialise, c’est d’apprendre quelque chose qui vaille le respect de la règle et de ses contraintes. Ce rapport au savoir est d’autant plus problématique eu égard au sentiment d’incompétence, la faible estime de soi de ces élèves, pouvant les conduire vers « l’impuissance apprise » et l’exclusion. L’EPS n’est pas épargnée par ces rapports difficiles, auxquels s’ajoute de fortes attentes ludiques et émotionnelles vis-à-vis des pratiques physiques, une culture sportive de quartier en décalage avec la culture scolaire, un rapport particulier au corps et à la performance.
Préconisez-vous des modes d’intervention particuliers pour faire face à cela ?
Oui bien sûr, différents chapitres exposent des pistes d’intervention porteuses. Plus précisément, l’ouvrage est composé de trois parties « pratiques » décrivant des actions fécondes à partir d’exemples de terrain : au sein même du cours d’EPS, à l’échelle d’un collège, et à l’échelle d’une municipalité. Par exemple au sein même du cours d’EPS, partant du constat que les élèves « difficiles » sont dans le « tout de suite et maintenant », il s’agit de privilégier des modes d’entrée ludiques qui masquent les efforts demandés, afin d’engager les élèves dans les séquences d’enseignement. De même, face à des élèves marqués par la culture de l’échec, revisiter la fonction du critère de réussite est un impératif. Ce critère peut être artificiellement modulé tout au long de la séquence d’enseignement pour créer un rapport positif aux contraintes d’apprentissage et leur donner du sens. Enfin, la question épineuse de l’évaluation dans ces contextes « difficiles » est essentielle. L’évaluation traditionnelle a montré ses limites pour ces élèves, par l’absence de sens et de focalisation sur les progrès. Il importe de privilégier une évaluation positive qui s’appuie sur trois axes : proposer des « fils rouges » permettant aux élèves de se situer sur le chemin de la compétence, construire des situations repères pour visualiser les progrès, et capitaliser les progrès réalisés.
Comment qualifieriez-vous l’évolution de ce public difficile sur le terrain ? On a l’impression que ces constats/propositions sont connus depuis plusieurs années, sans véritable changement, en tout cas avec les mêmes difficultés. Avez-vous ce même sentiment ?
C’est vrai que l’attention envers les publics difficiles n’est pas nouveau, Gilles Vieille Marchiset l’explique bien dans son chapitre, en montrant comment une prise en compte politique des quartiers défavorisés a commencé dès les années 80. La manière d’aborder les difficultés a cependant évolué. Dans un premier temps, il s’agissait essentiellement de politiques compensatoires avec la célèbre formule « donner plus à ceux qui ont le moins ». Ceci de manière à essayer de lutter contre la transformation des inégalités sociales en inégalités scolaires. Depuis quelques années, la manière de penser la compensation a changé. Elle n’est plus seulement conçue en termes quantitatif (donner plus de moyens) mais aussi qualitatif en adaptant les démarches pédagogiques et les modalités de pilotage. Par exemple, il s’agit de travailler en réseau pour améliorer la continuité et la cohérence des actions éducatives, de monter un accompagnement par la recherche pour évaluer l’efficacité de nouveaux dispositifs pédagogiques, de renforcer des partenariats avec l’environnement du collège, de mieux associer les parents. Bien sûr au regard des résultats des dernières études PISA et des remontées du terrain qui pointent l’étendue et la diversité des difficultés, il est possible de s’interroger sur l’efficacité de ces dispositifs. Mais on peut aussi se demander ce que serait la situation actuelle si rien n’avait été fait…
Ces « élèves difficiles » en EPS plus particulièrement ne sont-ils pas encore plus éloignés des pratiques physiques, sportives et artistiques ? Les dernières études sont assez alarmantes de ce point de vue.
Les contextes « difficiles » sont caractérisés non seulement par un manque de ressources socio-économiques mais aussi culturelles. Le tissu associatif y est moins dense, les équipements moins développés. Ce déficit concerne également les pratiques physiques et sportives. Les jeunes des quartiers difficiles s’engagent moins dans le secteur associatif sportif que les jeunes d’autres milieux. Ils rencontrent plusieurs freins (objectifs et subjectifs) pour s’inscrire dans des clubs sportifs affiliés à des fédérations sportives et accepter leurs normes de fonctionnement. Des travaux comme ceux de Maxime Travert et son équipe montrent en effet que les aspirations de ces jeunes ne rencontrent pas les modèles véhiculés par les « clubs sportifs traditionnels ». Par ailleurs, les responsables de ces clubs sont souvent peu motivés par l’accueil de ces jeunes. Aussi les collectivités territoriales tentent de promouvoir la pratique sportive des jeunes des quartiers défavorisés par des politiques sportives spécifiques (création d’écoles municipales de sport, embauche « d’éducateurs socio-sportifs », aménagement d’espaces socio-sportifs). Plusieurs associations, patronnées par des sportifs de haut niveau, soutiennent la mise en place « d’associations sportives citoyennes » qui s’adressent de manière spécifique aux jeunes des quartiers défavorisés afin d’essayer de réduire les inégalités en matière d’accès à la pratique sportive. Dans ce panorama, l’EPS et le sport scolaire ont un rôle essentiel à tenir, pour donner l’envie aux enfants et aux adolescents de s’inscrire dans une pratique physique pérenne.
Les propositions didactiques qui sont proposées ne sont-elles pas finalement généralisables ?
Les exemples proposés dans ce livre, bien qu’ancrés dans des situations singulières qui modèlent les propositions didactiques, dégagent des principes directeurs pertinents pour toute intervention. Aussi ce ne sont pas les propositions en tant que telles qui sont généralisables, mais les principes qui les sous-tendent : accepter le tâtonnement et le droit à l’erreur (pour les élèves mais aussi pour les équipes éducatives), développer la coopération (entre les élèves, entre les enseignants, entre les enseignants et les acteurs locaux), créer de la cohérence entre les situations et les apprentissages, articuler différents leviers d’action (au sein de la classe, au sein du collège, au sein de l’environnement élargi du collège)… Les difficultés auxquelles sont confrontées les intervenants dans les contextes difficiles les obligent à rechercher de nouveaux modes d’actions et à innover, afin de répondre à la diversité des besoins des publics. En ce sens les politiques d’éducation prioritaire sont souvent considérées comme un laboratoire de pratiques innovantes. Les « innovations » mises en place dans ces contextes tendent à se diffuser progressivement dans l’ensemble du système éducatif.
Par Antoine Maurice et Benoît Montégut
Olivier Vors, Carole sève et Philippe Mathé , Les contextes difficiles, Editions EPS, ISBN 9782867135675