Depuis plus de quarante années, l’informatique pénètre notre vie quotidienne et la société dans son ensemble est concernée. L’institution scolaire tente dès le début des années 1970 de trouver une posture pour prendre en compte ce phénomène, mais sans jamais parvenir à la stabiliser à ce jour. Dans le même temps, fait social total, l’informatique, rebaptisée numérique, depuis qu’elle s’est réellement socialisée, a continué de marquer nos vies de manière de plus en plus intime. L’institution scolaire, dont on peut assimiler le fonctionnement à celui d’un corps humain, est basé sur un ensemble d’équilibres et de régulateurs internes qui garantissent sa durabilité, sa stabilité, sa forme.
Si l’on observe plus précisément ce qui se passe, on s’aperçoit que l’institution scolaire se trouve confrontée à une évolution qui fut d’abord externe quand l’informatique s’adressait majoritairement à l’entreprise, l’organisation. Puis l’Ecole se rapproche de l’informatique « envahissante » par la prise de conscience de la nécessité, pour elle, de prendre sa part dans ce phénomène dont on prédit qu’il va transformer le monde (cf. les rapports et discours des années 1980). Dans le même temps le numérique apparaît suite au fait que la convergence technologique rassemble petit à petit dans des machines aux tailles de plus en plus réduites un potentiel d’actions de plus en plus grand. A cette évolution technique s’associe une évolution sociale qui voit les objets numériques entrer dans la vie quotidienne de chacun, adultes et jeunes. Par le fait, l’institution scolaire se trouve confrontée à la question de la présence, de l’intrusion, de ces objets personnels dans son espace réservé, l’école. Les débats actuels sur le BYOD (AVAN disent nos cousins du Québec) sont une bonne illustration de cette évolution. Pour l’analyser en termes de processus, on peut regarder cela de plusieurs façons et la première idée est celle de l’infection virale, d’une attaque venue de l’extérieur. Mais on peut aussi regarder le processus d’une autre manière : celle du perturbateur endocrinien.
L’analogie et l’hypothèse que nous proposons est la suivante : comme dans le domaine du fonctionnement humain, et en particulier du système endocrinien, le développement du numérique agirait comme un « perturbateur endocrinien » et non pas comme un virus, un corps étranger ou un accident qui altère le système. Contrairement à la télévision ou d’autres éléments apparus dans la société, le numérique, à la suite de l’informatique, n’est pas perçu comme potentiellement « agressif » vis à vis du système scolaire. Education à la santé, la laïcité, aux médias etc.… toutes les « éducations à » proposées de manière régulière par les dirigeants ou les influenceurs médiatiques sont des formes de virus que l’on tente d’inoculer dans le système. Le numérique n’est pas de même nature car il est déjà présent au quotidien dans l’établissement scolaire. Même si on parle d’une éducation au numérique, elle est située dès le premier plan informatique au coeur même de l’action de l’Ecole.
Le système endocrinien est au corps humain ce que la forme scolaire, prolongée par les « instructions officielles », est à l’Ecole en général. L’INSERM écrit à propos de ce système : « Il libère ces médiateurs chimiques dans la circulation sanguine pour agir à distance sur certaines fonctions de l’organisme comme la croissance, le métabolisme, le développement sexuel, le développement cérébral, la reproduction… » On peut considérer que l’ensemble de l’organisation du ministère de l’Education National et en particulier la DGESCO, les académies, les inspecteurs, personnels de direction, enseignants et autres personnels constituent un système endocrinien. Ainsi le numérique agirait comme ces produits chimiques, médicaments et autres substances simples ou complexes, en transformant progressivement le fonctionnement même du système comme nous allons tenter de l’expliciter en nous basant sur cette explication proposée par l’INSERM.
L’INSERM détaille trois mécanismes d’action de ces substances que nous proposons de transposer à propos du numérique face au système scolaire :
– Modification de la production naturelle de nos hormones naturelles
Dans le monde scolaire, le savoir qui circule dans les classes est d’abord issu de la science, transformée par la voie des programmes et des enseignants en « objets scolaires identifiés ». L’avènement des médias de flux, d’abord et encore davantage depuis l’importance prise par les médias interactifs et les communications interpersonnelles en réseau, circule dans le « corps scolaire » des « objets non identifiés ». Le canal naturel de production de connaissances est transformé par l’origine des savoirs et leur circulation interne et externe. Ce qui surprend c’est aussi et surtout la généralisation des usages et des usagers. Cette évolution semble devenir naturelle alors qu’elle ne l’est pas !
– Mimer l’action des hormones en se substituant à elles.
Moocs, classe inversée, cours en ligne et autres propositions pédagogiques appuyées sur la puissance des moyens numériques font apparaître un discours de substitution. Au système traditionnel, peuvent se substituer, dans, en bordure, en dehors même de l’institution, plusieurs modalités qui ressemblent à l’école, mais qui n’en sont pas. Propositions alternatives ou propositions trompeuses ? D’une autre manière aussi on trouve des exemples comme le vidéoprojecteur, interactif ou non, qui témoigne bien de cette substitution ou même en ce moment le développement de manuels scolaires sur écrans…
– Empêcher l’action de ces hormones
L’utilisation du numérique écroule-t-elle l’autorité de celui ou celle qui sait et qui l’enseigne ? C’est ce que ressentent certains enseignants face à des forêts d’écrans dans les amphis ou encore face à l’usage immodéré des smartphones même pendant les cours. Dans le même ordre de questionnement, attention, motivation, apprentissage scolaire ne sont-ils pas « empêchés » par l’usage des objets numériques connectés ? Certains semblent, empiriquement, le déploré, d’autres essaient d’en tirer profit pour tenter des actions différentes. Le savoir ne circulerait plus comme avant dans le système sanguin de l’institution scolaire, certains déplorent en déclarant qu’il ne circule plus ou en tout cas très mal
Si ces trois mécanismes sont effectivement à l’œuvre en ce moment, alors on peut effectivement pousser l’analogie. Ce qui est intéressant c’est que les travaux sur ces perturbateurs rejoignent la proposition de Bernard Stiegler quand il parle du « Pharmakon ». L’INSERM explique qu’un perturbateur endocrinien n’agit pas de la même manière selon la dose diffusée et selon la régularité ou la périodicité de l’usage. De plus le délai d’apparition des effets est très variable de même que la durée dans le temps de son effet. Enfin dernier point d’analogie, le perturbateur endocrinien n’agit pas de la même façon selon les périodes de la vie. Tout comme le numérique qui amène des figures aussi contestables que le natif numérique (digital native) ou l’adulte immigrant et le vieillard étranger… le perturbateur endocrinien n’est pas aussi simple que l’on pourrait être tenté de le croire. Nous sommes avec ce mécanisme à la porte de la complexité du vivant. Vouloir réduire cette complexité à du simple rationnel explicable est dans l’air du temps, tout comme fournir des recettes pour enseigner et apprendre.
On peut répondre par l’affirmative et tenter d’aller plus loin dans l’analyse du mécanisme de perturbation que provoque le numérique. Il est probable que si le monde scolaire est largement passé à côté des questions du numérique ce soit du fait même qu’il ait pensé à un virus ou un microbe alors qu’il s’agissait d’un produit aux mécanismes et aux effets beaucoup plus difficiles à cerner. La dispersion actuelle des objets de travail sur le numérique dans le monde de l’éducation en est le témoignage : tantôt c’est l’équipement massif, tantôt c’est les ENT, tantôt ce sont les manuels scolaires numérique, tantôt ce sont les innovations pédagogiques etc.… quand il ne s’agit pas plus simplement de questionner l’idée même d’une « pédagogie numérique »…
La multiplication de l’utilisation de l’expression « transformation numérique » dans de nombreux milieux industriels, sociaux ou éducatifs est un indicateur que les mécanismes de perturbation sont à l’œuvre. On tente de les saisir ou de les ignorer, voire de les interdire (cf. le téléphone portable), mais ils sont là et se développent de manière telle que de nombreux travaux de recherche mériteraient d’être croisés et approfondis pour mieux repérer ce qui est opérant et d’essayer de mieux les prendre en compte.
B Devauchelle
Toutes les chroniques de B Devauchelle
Rappel :
Définition de l’OMS en 2002 : « Un perturbateur endocrinien (PE) désigne une substance ou un mélange exogène qui altère les fonctions du système endocrinien et induit en conséquence des effets nocifs sur la santé d’un organisme intact (ou) de ses descendants… ».
On trouvera une explication détaillée du mécanisme de perturbation :
« Les perturbateurs endocriniens altèrent le fonctionnement habituel de l’organisme en interagissant avec la synthèse, la dégradation, le transport et le mode d’action des hormones. »