L’Education nationale jettera-t-elle le bébé de l’interdisciplinarité avec l’eau du bain, celle des « Enseignements Pratiques Interdisciplinaires » qui ont subi un quasi lâchage officiel, celle des TPE dont on annonce la suppression ? La revue « Recherches » consacre précisément un dossier aux « interdisciplinarités », celles que les « reconfigurations internes » et les « frottements externes » d’une matière comme le français poussent sans cesse à explorer. Parmi les articles variés, comme pour suppléer à l’absence d’évaluation ministérielle des EPI, on lira avec intérêt les comptes rendus d’expériences de trois enseignant.es de l’académie de Lille. De la motivation, des difficultés, des plaisirs : un bilan contrasté, forcément partiel vu la mise en œuvre précipitée et avortée du dispositif ? Et s’il fallait aller plus loin comme nous y invite l’universitaire Nicole Viagioli ?
EPI par l’exemple
Enseignant.es dans l’académie de Lille, Sophie Dziombowski, Malik Habi et Stéphanie Michieletto-Vanlacker racontent avec précision l’aventure des EPI dans leurs collèges respectifs : les réunions de préparation, la constitution des équipes, le choix des sujets, les étapes et les difficultés de la mise en œuvre, la complexité de l’évaluation …
A Haubourdin, les équipes de français, d’histoire, de musique et d’arts plastiques ont travaillé plus particulièrement les deux EPI suivants ; « Regards d’artistes sur la guerre aux XXème et XXème siècles » et « Déjà lu, déjà vu ! Quand les artistes contemporains revisitent les mythes antiques ». Au Vieux-Condé, les professeur.es de français ont collaboré à différents regroupements interdisciplinaires sur des thèmes variés : « Orphée, un héros malheureux ? », « Le Trivial Pursuit des réseaux sociaux », « Les histoires policières », « La ville d’hier à demain », « Les mutations génétiques des X-Men sont-elles possibles ? ». A Pecquencourt, les enseignant.es de français ont contribué à des EPI sur le sujet « ségrégation et racisme » en 3ème et sur le sujet « Nourrir les humains d’hier à aujourd’hui » en 3ème.
EPI, quel bilan ?
Quel est le regard porté au final sur le travail ainsi mené ? « Dans le meilleur des cas, ces EPI ont été l’occasion de créer un réel espace interdisciplinaire où chaque enseignant impliqué dans le dispositif a pu construire, dans l’échange avec ses collègues, un objet de savoirs et d’apprentissages minutieusement réglé. Et cet échange protéiforme s’est construit et s’est nourri en voyant l’autre faire, en observant la didactique d’une autre discipline ou une gestion de classe différente.
Ainsi, l’investissement des équipes, le savoir-faire des enseignants, les habitudes de travail d’équipes pluridisciplinaires ont souvent permis la réalisation de projets intéressants. D’autre part, l’intégration de tous les professeurs a parfois eu le mérite de faire bouger le regard de certains collègues qui ont pu se sentir légitimes dans des tentatives d’activités qu’ils ne se seraient pas autorisés avant.
Mais pour pouvoir collaborer de la sorte, encore faut-il donner aux enseignants du temps ; du temps pour se former, pour échanger, pour échanger, pour travailler ensemble dans une même direction. Bref, l’interdisciplinarité se construit, elle ne se décrète pas ni ne peut être imposée.
Dans le pire des cas, ces EPI ont été construits de manière laborieuse, tant il n’est pas toujours aisé de devoir convaincre des collègues de l’utilité d’un projet interdisciplinaire, des collègues déjà lourdement accaparés par de nouveaux programmes et les nouvelles épreuves du brevet (…). La précipitation avec laquelle les EPI ont dû se mettre en place, conjuguée aux contraintes d’emploi du temps, a naturellement abouti à des solutions fondées sur la juxtaposition d’activités au niveau disciplinaire.
On pourrait enfin objecter qu’aucune évaluation ni bilan de ces EPI n’a été fait dans la plupart des collèges … tout comme au niveau ministériel ; et vu l’énergie déployée par la plupart des enseignants pour œuvrer à la bonne marche des EPI, il y a de quoi se sentir frustré, voire lésé. »
Pour une culture scolaire de « l’interdidactique »
En guise d’élargissement, un article de Nicole Viagioli, du laboratoire I3DL de l’Université Nice Sophia Antopolis, appelle les enseignant.es à se libérer du risque d’enfermement dans les cultures disciplinaires. « D’une part, un savoir ne s’enseigne jamais seul, et peut en mobiliser d’autres qui sont pris en charge par d’autres disciplines. D’autre part, le découpage des savoirs varie selon les époques et les pays et les effets d’expansion et de réduction font que, parfois, certains savoirs sont implicites alors que leur explicitation pourrait être utile. Enfin, les élèves sont les acteurs scolaires les plus soumis à la nécessité de coordonner les apports des différentes disciplines aussi bien pour s’organiser au qotidien que pour tâcher de comprendre les relations qui les articulent et en déduire éventuellement un projet d’orientation personnelle ».
Le français en particulier constitue « un cas particulier d’exposition aux troubles interdidactiques » : parce que la langue « le relie de façon organique à toutes les disciplines » et que la littérature « le relie, par le biais de la représentation du monde, à l’ensemble des discours et des savoirs ». Nicole Viagioli en éclaire de nombreuses manifestations, qui ouvrent des possibilités de travail dans la classe. Comment par exemple mener des approches comparatives des langues pour favoriser « l’assimilation différenciatrice et la réflexion grammaticale autonome des élèves » ? Comment une approche à la fois littéraire et historique des mythes invite-t-elle à réfléchir sur leurs « régimes de vérité » ? Comment l’histoire littéraire telle qu’institutionnalisée devient elle à son tour l’instrument du « roman national » ? Comment inviter les élèves à rendre compte de leurs lectures sous des formes créatives qui croisent « lecture littéraire, production en arts plastiques et visuels, et conception de projet (qui relève de la technologie) » ?…
Et Nicole Viagioli d’inviter à « rendre possible au niveau du lycée ce que l’on a commencé de faire au collège : préparer la transférabilité des compétences de compréhension et de production écrite et orale exercées sur la littérature à d’autres champs de pratiques et de savoirs. La littérature comble l’âme, mais les compétences discursives permettent : d’apprendre tout au long de la vie, de trouver un emploi, de pouvoir en changer, de s’intégrer dans la société. Et ce n’est pas contradictoire. Alors ? »
Notes de lecture par Jean-Michel Le Baut
Un EPI français-anglais dans Le Café