« A cette époque, il était courant d’assister aux exécutions des condamnés : auriez-vous pu vous joindre à la foule que décrit Victor Hugo dans ce texte ? » Voici une question posée par Daphné Jacamon à ses élèves de seconde sur son blog de classe autour d’un extrait du « Dernier jour d’un condamné ». Et la question d’ouvrir sur de nombreuses réactions et de fructueuses interactions… Comme la plupart des internautes, nos élèves sont habitués à publier des « commentaires » en ligne sur des sites et réseaux divers : comment exploiter pédagogiquement cette pratique informelle pour mieux faire vivre la pratique scolaire du commentaire ? Le dispositif parait susceptible de constituer une communauté interprétative, sur la toile puis en classe, d’impliquer davantage les élèves comme sujets lecteurs et de les aider à construire sur les textes une distance réflexive.
La lecture analytique d’un texte littéraire est une activité de classe régulière : quelles réserves ou quels regrets peut-on selon vous exprimer à son sujet ?
La lecture analytique est une activité difficile à mettre en place dans le seul cadre de la classen car elle suppose que chaque élève puisse librement interpréter les textes proposés sans que l’enseignant impose la réception d’un « lecteur modèle », programmé par le texte. Mais cela suppose de prendre le temps de recueillir toutes ces lectures plurielles, subjectives, fondées davantage sur un principe d’identification que sur des analyses précises. Faute de temps , l’enseignant se retrouve donc souvent dans la nécessité d’orienter son questionnement et de ne prendre en compte que les interventions qui vont dans le sens de l’interprétation qu’il défend sans pouvoir laisser assez de place à d’autres approches qui mériteraient aussi d’être interrogées à l’aune du texte. La lecture analytique peut ainsi être perçue comme un exercice artificiel, scolaire au mauvais sens du terme puisque dans sa pratique il ne laisse pas assez de place au sujet lecteur.
Vous avez-mis en place un blog pour favoriser l’implication des élèves : quels usages en faites-vous ? comment les élèves l’utilisent-ils ?
Le blog que je mets à la disposition de mes élèves constitue un espace d’échanges asynchrone dans lequel chacun peut librement exposer au reste de la classe sa vision subjective du texte littéraire. La « communauté interprétative » que représente l’ensemble des élèves discute, interroge, enrichit ou remet en cause ces propositions et de ce fait ouvre sans cesse le sens du texte sans l’enfermer dans une seule interprétation.
Au cours des échanges sur l’exposition de l’Ordinaire de Michel Vinaver par exemple, les élèves ont d’abord privilégié une approche littérale du texte centrée sur la relation amoureuse entre Sue et Jack jusqu’à ce que quelques commentaires se risquent à interpréter de manière symbolique le lieu, « la scène se passe dans un avion », la gestuelle, « Ed dort » et certaines répliques qui jouent sur la polysémie des mots : « quand il ne compte pas, il dort. Est-ce que je compte pour toi ? ». Au fil des échanges la « communauté interprétative » a convenu du fait que le thème apparent, celui de la relation amoureuse pouvait se lire comme une métaphore, que la pièce en réalité parlait d’un autre sujet, celui du monde de l’entreprise.
Comment se jouent dans un tel cadre les interactions entre les élèves ?
Cette petite « communauté interprétative » joue un rôle critique et lutte contre les contresens majeurs de certains camarades sans imposer une lecture de référence : à une élève qui considérait que l’agneau portait une part de responsabilité dans sa destinée tragique puisque « Il énerve le loup en osant lui répondre, c’est de sa faute s’il se fait manger », révélant par là-même une soumission à l’autorité qui ne laisse plus aucune place à l’esprit critique, plusieurs élèves ont répondu que cela n’était pas leur lecture et ont entrepris de la convaincre en cherchant des indices textuels qui prouvaient l’innocence de l’agneau.
Personne ne fait donc autorité dans cette assemblée de pairs, toute lecture est prise en compte, ce qui permet au lecteur de se déplacer progressivement sans être censuré par un savoir descendant. Il est très probable que dans l’espace de la classe cette élève n’aurait pas osé proposer cette interprétation puisque l’innocence de l’agneau ne posait pour moi a priori aucun problème.
Les enseignant.es ont l’habitude de poser sur les textes des questions très ouvertes (« comment réagissez-vous … ? ») ou très fermées (« Comment le personnage cherche-t-il à se libérer de son destin ? ») : comment selon vous transformer le type de questionnement sur les textes pour susciter un engagement plus important dans la lecture ?
La réussite du dispositif dépend en effet beaucoup de « l’inducteur » que l’on choisit, cette « première question » qui laisse la possibilité à l’élève d’exprimer sa perception du texte. On peut privilégier ainsi plusieurs approches pour libérer la parole du sujet lecteur : renforcer le processus identificatoire avec des questions comme « comprenez-vous les réactions de Meursault dans l’Etranger de Camus ? », « Phèdre est-elle coupable dans la tragédie de Racine ? » On peut également s’appuyer sur le principe du portrait chinois et demander aux élèves d’associer l’atmosphère d’un texte à une couleur par exemple pour mettre en valeur une dissonance entre des dimensions comiques et tragiques comme dans La Vie devant soi de Romain Gary. On peut également pratiquer une critique interventionniste à l’instar de Pierre Bayard et demander aux élèves s’ils supprimeraient un personnage inutile ou s’ils souhaiteraient modifier la fin d’une œuvre au motif qu’elle serait perçue comme injuste ou invraisemblable.
Comment faites-vous pour passer d’une telle lecture subjective à une lecture plus distanciée, plus formalisée ?
La confrontation des lectures subjectives implique souvent de justifier son approche par des références précises au texte. La nécessaire distanciation commence donc dans l’espace numérique, par des citations voire même des analyses. Elle se prolonge dans l’espace de la classe sous le regard de l’enseignant qui invitera les élèves à justifier plus précisément les interprétations qu’ils défendent.
A la lumière de vos expériences, en quoi l’écriture numérique vous semble-telle favoriser la lecture scolaire ?
L’écriture numérique est d’abord un espace collaboratif, un espace d’échanges qui contribue à donner du sens à ces lectures scolaires. Elle stimule la participation de chacun en même temps qu’elle rassure les élèves les plus en difficulté.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site de l’académie de Versailles
La lecture analytique par Séverine Tailhandier