Une règle grammaticale jugée sexiste par beaucoup de professeur.es et d’élèves, un manifeste de 314 enseignant.es, un tapage politique et médiatique : d’où vient ce mouvement et où va-t-il ? Professeure émérite de littérature française de la Renaissance, Eliane Viennot a lancé et coordonné le manifeste, nourri de ses recherches et de ses réflexions. Dans un savoureux fascicule, « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! », elle a par exemple retracé le long effort des grammairiens et des académiciens, à partir du 17ème siècle, pour masculiniser le français, viriliser les noms de métier, changer les accords d’usage. Faisant ici le point sur le mouvement aujourd’hui enclenché, elle répond aux détracteurs et aux conservateurs : « La domination masculine, ça suffit, il faut qu’elle régresse, partout. »
Vous êtes à l’origine du manifeste de 314 enseignant•es contre une règle « scélérate » : pourquoi avez-vous lancé ce mouvement ?
Parce que j’ai rencontré beaucoup d’enseignant•es à l’occasion de conférences sur mon livre « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! », et j’ai réalisé qu’il se passait quelque chose, aujourd’hui, dans l’enseignement de la règle d’accord au masculin obligatoire. Ces profs témoignaient de difficultés croissantes à l’enseigner, des réactions dans les classes, de la nécessité de plus en plus fréquente de justifier ce principe, face à des enfants questionnant, ou contestant. Et j’ai appris aussi que certaines, certains, avaient cessé de l’enseigner, tellement la maxime allait contre leur éthique. Donc je me suis dit qu’il ne fallait pas les laisser seul•es au charbon, et j’ai suggéré à diverses reprises, lors de ces rencontres, qu’elles ou ils créent un mouvement pour annoncer publiquement la fin de cette unanimité, pour ne pas risquer des sanctions, et aussi pour que les enfants ne soient pas un jour sanctionné•es pour avoir appris d’autres mécanismes. Mais ce n’est pas venu du corps enseignant, ni des syndicats, ni des associations de profs, donc j’ai pensé qu’il fallait que ça vienne de moi, d’une universitaire qui n’avait rien à craindre de sa hiérarchie. Et comme j’ai discuté de cela avec Aude Lorriaux, une journaliste de Slate.fr, on a décidé de se lancer.
Quel regard portez-vous sur les réactions, positives ou négatives, à ce manifeste ?
Je trouve formidable qu’on parle enfin de cette affaire, de cette maxime invraisemblable qu’on continue à seriner d’un bout à l’autre de la France. J’aurais préféré, évidemment, que ça ne tombe pas en pleine polémique sur « l’écriture inclusive » (que personnellement je préfère appeler le langage non sexiste). Mais finalement ce n’est pas si mal: la pilule est dure à passer pour les conservateurs, et beaucoup de gens mélangent tout, mais on est en plein dans l’actualité: la domination masculine, ça suffit, il faut qu’elle régresse, partout.
On vous reproche de vouloir dénaturer la langue française : que répondez-vous aux arguments qui vous ont été opposés ?
C’est un argument de mauvaise foi, ou de gens qui n’ont pas lu le manifeste. La distinction féminin-masculin est au fondement de la langue française. Nous la manions chaque fois que nous ouvrons la bouche. Et nous n’avons le choix qu’entre deux genres. Accorder tantôt au féminin tantôt au masculin plutôt qu’au masculin obligatoire relève du respect de la langue. D’ailleurs, si le latin ignorait ce dogme et si toutes les langues romanes qui en sont issues ont conservé de la souplesse dans le mécanisme des accords, c’est qu’elles sont intrinsèquement faites pour ça. C’est dans leur logiciel. En outre, nous avons toutes les preuves qu’on peut désirer que ce dogme a été imposé de manière volontariste, à partir du 17ème siècle, contre les usages des Français•es ; et que ces usages ont perduré jusqu’au moment où les artisans de l’Ecole publique ont décidé qu’elle allait se charger de mettre la « nouvelle règle » dans le crâne des enfants, comme on leur a imposé le français en combattant les langues régionales.
Le ministre de l’Education nationale et l’Académie française ont exprimé leurs réticences ou leur opposition à une telle refondation grammaticale : quelles perspectives vous semblent envisageables ?
Je doute que le ministre tienne très longtemps sur cette position. Ses conseillers l’ont sans doute mal conseillé, mais ils sont en train de découvrir — en tout cas j’espère — que l’Education nationale a toujours toléré l’accord de proximité. S’il ne subit pas trop les pressions de ses amis de droite, il va cesser de menacer. Mais il faut qu’il fasse plus que rappeler cette tradition. Il faut qu’il ouvre une réflexion sur les alternatives à la « règle scélérate », et sur l’urgence qu’il y a à l’abandonner, si l’on veut que l’Ecole participe à l’effort de transformation de la société, au lieu de faire comprendre aux enfants qu’il y a d’un côté la théorie (les filles et les garçons sont égaux) et de l’autre la réalité (les garçons ont plus de valeur que les filles).
Et l’Académie ?
Quant à l’Académie… elle est dans son rôle, hélas. Son incompétence est absolue depuis le début du 20ème siècle, depuis que la linguistique est née comme discipline: elle a tellement peur des spécialistes qu’elle n’en recrute aucun•e. Du reste, elle ne fait que son dictionnaire éternellement obsolète (l’édition en cours a débuté dans les années 1930 !). Ou plutôt, elle qui s’était engagée en 1635 à faire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique (article 26 de ses statuts), elle n’a jamais fait les deux dernières, et elle n’a commis qu’une grammaire : en 1932 ! Si mauvaise que tout le monde a ri et qu’ils n’ont pas récidivé. Ses deux auteurs – extraordinairement réactionnaires dans tous les domaines – ont d’ailleurs fait partie de la charrette des exclusions prononcées par De Gaulle (avec Pétain et Maurras) pour collaboration. Il ne faut rien attendre d’elle que des « coups de gueule ».
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Eliane Viennot, « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française », Editions iXe, 2014