Dans une tribune publiée le 30 octobre 2017 dans Le Monde, des enseignants (« les raccrocheurs de tableaux noirs ») demandent un débat sur le numérique à l’école Ce texte a le mérite de revenir sur une évidence qui ne devrait jamais être admise comme telle : la pertinence des investissements sur le numérique dans le monde scolaire. Même si une lecture précise de ce texte permet d’en voir les raccourcis et les oublis, elle permet aussi de relever la pertinence de l’interrogation. Si cette question est d’actualité, au vu du silence du ministère de l’éducation sur une vision globale du numérique en éducation, elle n’est pas nouvelle. De plan en plan, de dotation en dotation, on a vu se succéder depuis le début des années 1980, des équipements et des promesses qui tous et toutes ont représenté des budgets non négligeables. S’ajoutant à une obsolescence organisée (par l’industrie du secteur) au rythme de l’exigence de renouvellement tous les trois à cinq ans, les initiatives qui se sont succèdées ne peuvent qu’interroger ceux qui tentent de sauver les tableaux noirs d’antan… et bien avant.
Des ENT au BYOD
Les millions engloutis dans les matériels, logiciels et infrastructures informatiques depuis le début des années 1980 pour l’éducation impressionnent. Comment a-t-on pu dépenser autant d’argent pour des résultats aussi mitigés ? Que constate-t-on sur l’accompagnement de ces millions : absence de directives claires pour les utilisations pédagogiques, hésitations sur les formes et les contenus d’enseignement (filière H, option informatique, ISN, ICN, B2i etc.), absence d’évaluation sérieuse du travail réalisé (à ne pas confondre et réduire à l’évaluation en termes de résultats scolaires), développement de solutions informatiques autour des établissements parfois très couteuses comme les ENT ou encore le logiciel « en-cours » Sirhen mais aussi ce délicieux document ou cet article et encore mieux et plus clair etc. Et cela dure depuis 50 ans environ porté par une vague idéologique de progrès qui attribue à l’informatique un rôle essentiel pour l’avenir, permettant ainsi aux industriels de continuer à faire évoluer leurs produits en les rendant inutilisables et dépassés toujours aussi rapidement : à la loi de Moore, s’associe donc la loi de l’obsolescence instituée (mythe de Sisyphe ou mythe de Prométhée ?).
Une opportunité récente semble faire l’unanimité dans les têtes pensantes : et si l’on se débarrassait des investissements en matériels (et en partie logiciels) sur les citoyens ! La solution : le BYOD et la 3G – 4G et bientôt 5G, le tout appuyé sur les services en ligne grand public proposés par les opérateurs télécom. Qui paye le smartphone ? qui paye l’abonnement couplé téléphone Internet ? Au vu de l’évolution de la part des dépenses en information communication dans le budget des foyers français, on peut facilement comprendre l’origine des moyens pour financer cela. Imaginez le responsable financier d’une collectivité territoriale face à cette possibilité ? Imaginez le chef d’établissement qui rêve de se débarrasser de ces relations compliquées avec des partenaires variés qui, chacun, tentent de tirer le maximum de profit de cet imbroglio. Il semble que de ce côté la vague soit en train de monter. D’ailleurs au vu du nombre croissant d’utilisateurs et autres défenseurs de l’usage des matériels personnels en contexte scolaire, on peut penser que les faits vont s’imposer.
Vacuité du discours du pouvoir
Alors que la vacuité de discours du pouvoir actuel sur le numérique éducatif pourrait être révélateur de son embarras, les directives sur les ENT, le programme Sirhen, le plan numérique et autres préconisations dépensières continuent de perdurer. Même si les collectivités s’interrogent, on peut lire cette remise en question en filigrane du rapport de l’ADF réalisé par Klee Group. A croire même que, en laissant pourrir la situation, pourra émerger une nouvelle force, une nouvelle dynamique. Mais laquelle ? Dans une vision qui se voulait stratégique et philosophique le ministre évoquait pendant l’été le très jésuite discernement face au numérique. Manifestement il se l’applique aussi à lui-même… et on attend que l’exercice, ô combien spirituel, d’évaluation de la pertinence des orientations sur le numérique éducatif soit terminé et que sorte une vision, une direction du numérique en éducation. Pour l’instant il l’incarne au travers d’arrêtés (sur le LSUN et les ENT) qui apportent certes des clarifications juridiques, mais n’apportent rien de bien nouveau sur le fond. Le précédent ministère avait été confronté à la traditionnelle lutte des pédagogues contre les informaticiens (et pas les républicains cette fois-ci) et il avait tranché en bottant en touche (cf. le plan numérique), c’est à dire en continuant la politique de dépenses dans ce domaine.
Il faut pourtant revenir aux réalités du quotidien scolaire. Si dans les années 1980 l’informatique était loin de garnir les étagères familiales, désormais ce sont les poches des élèves et des enseignants qui sont remplies de ces machines. Bien que les « raccrocheurs de tableau noir » se fassent remarquer, même eux, militants du libre par ailleurs (cf. leur texte), ne sont pas éloignés de ces pratiques à titre personnel. Toutefois une vision écosystémique du problème aurait été un bien meilleur argument pour faire évoluer la réflexion. Ecosystémique au plein sens du terme qui articule avec l’environnement, l’économique, le social et l’humain, l’ensemble du cadre technologique qui s’est imposé, sans beaucoup de résistance dans la société tout entière (et même dans une vision planétaire). Dans la classe, chaque jour, confrontés à des matériels et des pratiques quotidiennes les acteurs de l’éducation tentent de poursuivre leur mission. Cependant ils perçoivent bien le poids financier des choix effectués depuis de nombreuses années par les pouvoirs publics. Il leur faut aussi accepter le fait que ce poids financier à aussi touché les familles (le budget des familles consacré à ces domaines est passé de 1,3% en 1960 à 4,2% 2006 et environ 6% en 2013 – source INSEE), dont ils font aussi partie.
Miroirs aux alouettes
Car le fait est suffisamment partagé pour qu’il ne fasse finalement que peu question. Or c’est ce qui est étonnant au vu des résultats très mitigés. Mais est-ce les montants financiers qui sont en cause ou les raisons de ces montants ? Il faut peut-être ouvrir les yeux sur la nécessaire interrogation des choix financiers autour de l’informatique et de ses effets. Le monde éducatif n’y échappe pas, mais il est loin d’être le seul et ce depuis longtemps. Dans les années 1980 nous interrogions déjà des experts du domaine qui mettaient en évidence les investissements colossaux du monde des entreprises et des administrations, sans pour autant constater de véritable amélioration des résultats. Toutefois ces observations côtoient aussi d’étonnantes réussites symbolisées aujourd’hui par les start ‘up mais jadis par les prédécesseurs des GAFAM (IBM en faisait alors partie…).
Magie de l’éducation que de penser que plus on les immerge jeunes dans ce monde numérique meilleur sera le monde de demain ! Que penser du retour du code et de ces robots, concepts quasi identiques des tortues logo ? Que penser de ces options ISN et ICN quand on a connu l’option informatique ? Que penser de ce plan numérique quand on a connu le plan IPT ? Mais que penser de l’incapacité de définir une politique durable dans le domaine. Les rapports qui se sont succédés au cours de l’année 1997 semblaient pourtant apporter de quoi faire et de quoi penser. Mais à l’instar du retour de l’engouement pour l’intelligence artificielle et de ses promesses, il semble que l’on soit plus sensible aux miroirs aux alouettes qu’aux réalités sociales. Or ce sont elles qui doivent guider les choix éducatifs d’aujourd’hui, au risque d’abandonner toute une génération à ceux qui ont su faire tant dépenser aussi bien par nos collectivités que par les responsables familiaux. Il ne s’agit pas de renoncer, il s’agit de mesurer !!!
Pour des Assises du numérique
En lien avec cet article, initiateur de ce billet, nous appelons à des « assises du numérique éducatif ». Mais pour ce faire il faut aussi faire sortir les acteurs rituels de leurs enfermements militants, techniques ou commerciaux. A la veille du salon Educatice, on sait que ce sont les mêmes qui vont s’y retrouver, comme nous l’avions signalé pour les autres manifestations de ce type. On sait aussi que la vitrine (certains rêvent du BETT) n’est rien si elle ne se traduit pas par des pratiques effectives basées sur un projet global. Aussi de telles assises n’auraient pour d’autre objectif que de rechercher un consensus dans la société qui, à partir des constats des pratiques réelles, pourrait définir un véritable « projet éducatif » qui ne se limiterait pas à l’éternelle injonction envers l’école. La dimension éducative, pour les jeunes comme pour les adultes, est aujourd’hui englobée dans la question de la culture. Autrement dit c’est d’un « projet culturel et éducatif » dont nous avons besoin pour faire face aux injonctions venues de nombreux lobbys aux intérêts variés si l’on veut que la place donnée à l’informatique et aux moyens numériques soit vraiment intégrée à un projet de société.
Bruno Devauchelle