Sociologue, professeure des universités en sciences de l’éducation à l’université Lyon 2, Françoise Lantheaume dirige le laboratoire Éducation, Cultures et Politiques (ECP). Ses travaux portent sur le travail des enseignants et ses évolutions, sur les réformes et leur devenir, et sur l’enseignement de questions controversées.
« J’ai un réel concurrent, il a toutes les chances de gagner » disait Françoise Lantheaume peu avant sa conférence. Et pourtant, la salle Méditerranée est pleine. 350 enseignants présents. Madame Lantheaume, plus forte que le soleil.
On dit que les enseignants sont en difficulté. Non, ils ont des difficultés.
Une série de lieux communs existe sur les enseignants en fin de carrière. On dit qu’ils sont désengagés, conservateurs, incompétents, tire au flan, et qu’ils coûtent cher. Comment l’environnement culturel, politique, social les impacte-t-il ?
Une enquête de la DEPP de 2015, montre qu’un quart des enseignants a plus de 50 ans. Cet allongement des carrières s’explique par l’entrée tardive dans le métier, et l’élévation de l’âge moyen des départs à la retraite. Dans le secondaire, le nombre d’enseignants de plus de 55 ans encore en activité est passé de 9,4% à 11,7% entre 1998 et 2010. Quand aux plus de 60 ans, leur nombre est passé de 0,8% à 6,0%. Dans une enquête d’opinion auprès des plus de 55 ans, ils expriment deux caractéristiques sur leur métier : la dégradation des conditions de travail et le manque de soutien, de reconnaissance.
La majorité se disent heureux de faire leur métier mais ne le recommandent pas à leurs enfants. Une étude sur la santé des enseignants montre des conflits entre vie professionnelle et vie privée qui entraînent une dégradation de l’auto-évaluation de leur santé, un accroissement des symptômes de stress psychique et une plus grande intention de quitter son métier.
Cette tranche d’âge des plus de 50 ans est invisible, alors que les enjeux sont importants. Ils touchent la santé, l’efficacité au travail, les ressources humaines, l’organisation du travail et la formation.
Alors, comment se fait-il que certains « durent » bien ?
Dans une étude sur le rapport au travail des employés, l’économiste Hirschman en distingue trois types : ceux qui sont loyaux par rapport à leur entreprise, ceux qui sont en opposition, et enfin ceux qui sont en retrait, désengagés.
L’état des savoirs met à jour quelques éléments :
L’âge au travail produit expérience et usure qui sont étroitement liées : l’usure peut empêcher l’expérience et l’expérience peut empêcher l’usure.
Le lien est étroit également entre vie professionnelle et vie privée. Dans la première partie du métier, les difficultés résident entre le travail et la vie de famille. Dans la deuxième partie du métier, après 50 ans ces difficultés persistent mais s’articulent autrement : ils se trouvent dans une situation où leurs propres enfants et leurs propres parents ont besoin d’eux.
Il n’y a pas de déterminisme d’âge et d’ancienneté. Il faut examiner le contexte de travail dans lequel se vit cet âge au travail. Certains éléments aggravent les effets de l’âge, d’autres le soutiennent. Il n’y a pas d’effet régulier ou inévitable.
Enfin, on ne parle plus de « fin de carrière » mais de « parcours professionnel ». C’est un terme important qui montre qu’il se passe quelque chose jusqu’au bout. On sort de l’idée que la fin de carrière est une dégradation. Les parcours ne sont pas linéaires, ils se construisent en interaction entre acteurs, avec des variations temporelles (temps partiel) et spatiales, des intensités diverses et des transitions sources de développement.
Dans une étude de 1989, Michaël Huberman établit un modèle où il fait apparaître trois cycles de la vie professionnelle : le cycle de l’exploration, le cycle de la stabilisation et le cycle de la crise ou du défi, après 10 ans d’ancienneté. Les carrières peuvent être harmonieuses ou désenchantées.
De ces diverses études, ressort l’hypothèse générale que « durer dans le métier » est un processus de long terme qui se construit au jour le jour. Il n’est pas que le fruit des caractéristiques individuelles mais se construit dans l’activité et ne relève pas que des individus ou de la seule fin de carrière.
Comment durer ?
Françoise Lantheaume présente la synthèse d’une recherche de trois ans, terminée en mai 2016 (conduite par le laboratoire Education, Cultures, Politiques, Lyon 2) sur la façon de persister au travail en bonne santé au-delà de 50 ans, Cette enquête a été soutenue par le SNUipp.
Le choix qui a été fait est d’étudier le cas d’enseignants plutôt satisfaits, ce qui « en aucun cas ne relativise les difficultés des enseignants en fin de carrière » précise-t-elle. L’objectif de cette enquête est de sortir d’une approche victimaire, de rendre compte du dynamisme des enseignants de plus de 50 ans, et de rendre visible les conditions à réunir pour durer.
L’étude a pour cela examiné plusieurs dimensions du travail :
Les temporalités et la façon dont s’articulent celles du travail, de la famille, de la formation,
Comment se jouent l’engagement et le désengagement dans le métier, L’expérience et la reconnaissance du travail,
Les parcours professionnels et la mobilité après 50 ans,
L’origine sociale des enseignants : ceux qui sont d’origine ouvrière vivent-ils leur fin de carrière de la même façon que ceux issus de milieux plus favorisés
Dure-t-on mieux ou plus mal avec les réformes
Et enfin, quelles sont les spécificités suivant les niveaux d’enseignement.
Il y a eu trois questions de recherche : La première était de savoir quels usages les enseignants satisfait en fin de carrière s font de leur milieu de travail. Une autre était de savoir comment ils le transforment pour durer en bonne santé, sur quelles épreuves, sur quelles ressources. Enfin la dernière question cherche à comprendre le sens que prend l’activité en fin de carrière.
L’enquête s’est faite sur la base de 176 entretiens, dans 52 écoles ou établissements.
Pensée critique et autonomie
Les résultats dégagent cinq points importants.
La pensée critique et l’autonomie sont deux conditions favorables à l’engagement dans le travail en fin de carrière. Il faut voir deux aspects dans cette pensée critique : d’une part elle est adossée aux injonctions institutionnelles car ces enseignants en fin de carrière ont des compétences avérées qui leur permettent de critiquer ces injonctions, « d’en prendre et d’en laisser » au sens où ils « prennent » ce qui a du sens pour la réussite de leurs élèves. D’autre part, cette pensée critique s’adresse aussi à eux-mêmes. Ils sont capables de faire leur auto-critique avec une faculté importante de réajustement. Cette pensée critique est source de bien-être car ils se sentent vivants dans leur travail . Quant à l’autonomie, il faut la comprendre comme une capacité à avoir une pensée, une prise de risque autonome, de juger par soi-même et de n’être pas soumis à la pensée de la hiérarchie ou de ses collègues. Elle est un élément déterminant dans le bien-être au travail.
Agir avec et contre la routine est un second élément qui fait que ces enseignants qui se sentent bien à la fin de leur métier continuent à se développer professionnellement. Ils ont pour cela, à la fois la routine efficace de l’expérience et la capacité d’en inventer de nouvelles.
Construire des sources de reconnaissance. La plus grande absente est l’institution, jamais mentionnée comme source de reconnaissance. Ceux qui,après cinquante ans sont encore bien dans leur métier, ont construit des ressources qui permettent de trouver des reconnaissances ailleurs, dans des activités extra-scolaires, culturelles, dans des associations, dans des responsabilités syndicales ou politiques. Ces sources de reconnaissance enrichissent le travail et rejaillissent sur les pratiques professionnelles.
Organiser sa bonne santé
Des cycles dans les cycles. Au-delà de 50 ans, on peut s’investir dans une dimension de son travail et être en retrait sur une autre. Ce jeu d’engagements et de désengagements pour se préserver et durer crée des micro-cycles qui maintiennent la satisfaction personnelle. Ces engagements sont sélectifs mais forts.
La mise à l’épreuve de soi pour faire un beau travail. Les enseignants qui sont bien en fin de carrière se mettent dans des défis personnels, ce qui rejoint la pensée auto-critique. Ces mises à l’épreuve personnelles sont des pouvoir d’agir. Elles sont le contraire des injonctions institutionnelles qui font subir.
Pour conclure, on peut dire que « durer en bonne santé » se prépare, s’organise, se raconte. Ceux qui sont heureux en fin de carrière ont, comme tout le monde, vécu des épreuves, mais ils savent en faire un récit, mettre à distance ces difficultés rencontrées. Ils ont su aussi construire des capacités délimitantes, des frontières de temps, de porosité. Cette capacité se pose à tous les enseignants et ne peut pas se construire seul. C’est une question collective. De même, l’éthique professionnelle de fin de carrière est une ressource pour des pratiques prudentielles qui consistent à ne pas résoudre seul des situations très complexes. La professionnalité, l’autonomie, le collectif de travail sont importants pour durer.
On ne peut pas vieillir bien dans le métier si l’évolution va à l’encontre de l’autonomie dont on a besoin. La vraie santé au travail est celle qui se construit entre l’individu et l’environnement.
Propos recueillis par Michèle Vannini