Professeure honoraire à l’université de Montpellier II, Dominique Bucheton a enseigné en élémentaire, en collège et à l’IUFM avant de diriger le Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation, Formation (LIRDEF). Ses recherches portent sur les gestes professionnels des enseignants, les valeurs pédagogiques, la progression des élèves.
« Nous faisons travailler les élèves fondamentalement pour qu’ils deviennent des gens qui pensent le monde autour d’eux et qui se pensent dans ce monde. C’est le rôle de l’école et c’est le sens de notre métier. »
Refonder l’enseignement de l’écriture, Pourquoi ?
L’écriture est au cœur des pannes de la démocratisation scolaire. Les travaux montrent qu’il y a corrélations entre sélection scolaire et rapport au langage écrit, que le pouvoir réflexif de l’écriture est un vecteur majeur de la réussite scolaire. Des ruptures importantes sont nécessaires pour aller au-delà des constats.
Des pratiques devenues inadaptées
Quand on questionne des élèves de troisième sur leur rapport à l’écrit, ils répondent que bien écrire, c’est d’abord maîtriser l’orthographe (65%), écrire un « français standard » (19,5%), écrire avec du style (16,1%). Seulement 6,8% des élèves interrogés répondent que bien écrire c’est exprimer sa pensée. Cela signifie qu’à l’issue de leur scolarité, après tout ce qu’on leur a infligé comme exercices d’écriture, la moitié des élèves évoquent des difficultés, un sentiment d’exclusion quand à cette pratique.
Le problème est dans la culture professionnelle. Les élèves disent qu’ils n’aiment pas le français. L’écriture est facteur d’échec, de décrochage, d’insécurité dans toutes les disciplines. Du côté de la culture professionnelle, les conceptions sont dépassées. Certains chercheurs comme Fayol, pensent que la pensée préexiste à l’écriture, que l’écriture serait la traduction de ce qui est déjà pensé. Par ailleurs, du côté de la société, on assiste à une explosion des formes d’écritures, des pratiques sociales d’écriture très différentes.
Il faut refonder l’enseignement de l’écriture.
C’est quoi écrire ?
C’est plus compliqué que transcrire des sons, des lettres, des pensées. C’est un système de codes : cela peut s’enseigner. C’est un sujet, une personne seule et singulière qui pense, choisit, s’expose, s’interroge, ose ou non, s’adresser à un destinataire absent qu’elle se représente : cela ne « s’enseigne » pas, cela se construit, se développe, en situation. C’est toujours la résolution d’un problème complexe, qui mobilise des dimensions cognitives, psycho-affectives, linguistiques, culturelles. C’est toujours un long travail de pensée avec reprises, déplacements, épaississements, approfondissement du sens.
L’école primaire doit pouvoir aider. La demande réflexive de l’écriture est d’amener les élèves à avancer dans leur pensée, dans des contextes d’écriture divers. Nous devons faire que l’écriture soit au service de l’individu en tant qu’élève mathématicien, biologiste, historien…etc, afin qu’il puisse affirmer des compétences dans divers domaines.
Refonder l’enseignement de l’écriture, comment ?
Si l’on considère qu’il est l’enseignement d’un sujet en développement, d’un sujet qui se construit comme acteur, autorisé à penser, qui puisse être capable de résister à ce qui fait descendre, alors la question de l’écriture est politique.
L’AFEF a une jolie formule qui dit qu’il faut « auteuriser les élèves », les rendre auteurs de leurs pensées. C’est la finalité de l’écriture. Cela n’est en rien la tradition du début du siècle où l’école enseigne des obéissances, des manières de penser, construit des personnes qui doivent rentrer dans les normes de la société dont on a besoin, trie et classe.
Voici les propos d’enseignants de primaire et de collège, tenus lors d’un stage en 2016. « On ne peut pas faire écrire beaucoup car c’est chronophage. On n’aura pas le temps de finir le programme. Il faut tout corriger et si on laisse des fautes, on se sent coupable. Que va dire l’inspecteur ? Que vont dire les parents. On n’est pas armés pour évaluer, remédier. Comment gérer l’hétérogénéité ? »
On voit ici les représentations de l’écriture qui nous rendent responsables d’une écriture normée. Il faut réinventer des outils d’évaluation pour que les enseignants mesurent les processus d’avancées des élèves d’un écrit à l’autre.
Pour ce qui est de la gestion de l’hétérogénéité, la seule réponse actuelle est de mettre en place des ateliers dirigés d’écriture pour que l’enseignant soit en proximité avec les élèves et les mette en collaboration.
Les résistances et les tensions dans lesquelles sont les enseignants tournent autour de quelques questions : Suis-je là pour enseigner la norme ? Est-ce que je me mets dans une conception étapiste du simple au complexe ou est-ce que je lance mes élèves dans la complexité ? Est-ce que je fais un peu d’écriture toutes les trois semaines ou est-ce que j’en fais tous les jours en injectant lecture, grammaire, orthographe … ? Ma fonction est-elle de corriger ou de réécrire ? C’est dans la complexité que l’on avance.
Réécrire n’est pas corriger, c’est repenser son texte
Refonder l’écriture, c’est modifier les gestes professionnels, être dans l’accompagnement, l’observation, l’invention. Pour cela, il faut modifier les dispositifs, créer un habitus scriptural scolaire et mettre en œuvre les Nouveaux Programmes qui créent un lien indissociable entre Oral-Lecture-Ecriture, instaurent les « textes intermédiaires » (moi avant, moi après) et avancent la notion de tâche complexe.
Le grand paradoxe de l’écriture à l’école est qu’elle est l’outil premier de l’école et totalement impensée. On croit qu’écrire c’est « naturel » alors que ça s’apprend.
Il faut écouter ce que l’élève chuchote dans son écrit, plutôt que de le couvrir d’annotations au stylo rouge, faire comprendre que j’ai entendu ce qu’il me dit, que ce n’est pas encore clair mais qu’il peut aller dans telle ou telle direction, mais que c’est lui qui décide. Le maître a une lecture compréhensive. Il est en position de conseil, d’accompagnement et non de correction. C’est une révolution culturelle.
Pour conclure, Dominique Bucheton exprime ses inquiétudes quand au devenir de la pratique de l’écriture.
L’écriture à l’école est en alerte rouge !
Les évaluations de CP réduisent l’écriture à de la copie, les évaluations 6ème prévues pour la Toussaint semblent inquiétantes, et il y a la conférence de consensus en mars 2018 dont l’intitulé fait craindre un retour fâcheux à une conception de l’écriture comme simple mise en œuvre de compétences orthographiques, grammaticales ou textuelles.
On a le sentiment d’une verticalité où les enseignants seraient mis sous tutelle, transformés en techniciens de la classe, par une pseudo-scientificité niant les travaux des chercheurs, des enseignants, des institutions.
Et pour terminer, Dominique Bucheton nous offre ce texte qui dit encore autrement ce qu’écrire veut dire.« Écrire est l’affaire d’un sujet qui pense, étudie, ressent, explore, le stylo à la main, les méandres de sa pensée, de son imagination et de sa culture. Écrire est le fait d’un sujet en train d’exprimer pour lui et pour ceux à qui il s’adresse, des événements, des arguments, des émotions, parfois difficiles à dire, difficiles à mettre en ordre.
Écrire c’est une petite lumière vacillante et fragile dans un coin du cerveau, une lumière qui a envie de grandir et se montrer. Écrire nécessite beaucoup de silence et de temps. Le temps pour que s’accordent et s’orchestrent toutes ces voix intérieures qui s’agitent et murmurent en nous. »
Bucheton-Alexandre-Jurado – Pour une refondation de l’enseignement de l’écriture- RETZ 2015
Derrière les applaudissements intenses, une grande émotion emplit la salle, une reconnaissance pour cette conférence qui ne craint pas de dire les difficultés, les travers, les malentendus, tout en revendiquant pour l’élève et pour le maître, cette fondamentale obligation à être un être libre et pensant. Merci Madame.
Michèle Vannini