Se développer, s’adapter, progresser, améliorer, autant de verbes qui expriment ce que la totalité des humains effectue en permanence, de la naissance à la fin de la vie, c’est pour le dire de manière générique : apprendre. Si dans le « chemin de vie » que chacun de nous fait, il y a une continuité personnelle, il y a aussi des interactions multiples avec le contexte, l’environnement et les autres humains. En imposant sa logique dans de nombreux domaines, l’informatique a transformé le cadre du développement personnel de chacun de nous en offrant de nouvelles ressources de nouveaux moyens inconnus auparavant. Ces ressources et ces moyens rendent désormais possible « l’apprendre par soi-même ». Pour le dire autrement, on trouve par Internet et les machines informatiques, des moyens extrêmement puissants de se former par soi-même et désormais l’école, l’université, les organismes de formation continue n’ont plus qu’à bien se tenir.
D’ailleurs depuis la montée en puissance de la Formation Ouverte et à Distance (FOAD) et plus récemment les Moocs, les classes inversées, le « blended learning » (hybridation), et même la refonte des espaces scolaires, les témoignages se multiplient de tentatives pour tenter « d’incorporer » ces évolutions sociales dans le domaine de l’éducation et de la formation formelles. Formel contre informel, ne sommes-nous pas en présence d’un affrontement dont les contours prennent une nouvelle forme ? La particularité de cette évolution qui s’exprime dans des expressions comme « l’élève au centre du système » ou encore « on peut enseigner, c’est l’élève qui apprend », « on ne forme pas on se forme… », c’est que cela questionne fondamentalement le système scolaire au plus profond de ses racines, religieuses (jésuites, frères des écoles chrétiennes) ou laïques (Condorcet, Guizot, Ferry).
Montée de l’individualisme cognitif
Ce que les développements technologiques des cinquante dernières années nous apprennent c’est que l’une des conséquences les plus importante est l’accroissement exponentiel de la circulation de l’information. Ce constat banal et facile à faire est pourtant fondamental pour qui s’intéresse à l’école, l’enseignement, l’apprentissage, la formation. Désormais apprendre tout au long de la vie, apprendre à distance ou de manière hybride, apprendre à coté ou en dehors du système éducatif, parmi d’autres, ces thématiques ont envahi les discours et les réflexions. Aussi bien dans les couloirs de la recherche scientifique que dans les salles des profs ou encore dans les espaces de rencontre entre éducateurs passer d’enseigner à apprendre est devenu un « lieu commun » (cf. François Taddeï à Ludovia 14). Effets de mode parfois, constats d’évidence, volontarisme, problèmes à résoudre, les raisons sont nombreuses et variées. Il est possible que nous soyons en présence de la montée inexorable de « l’individualisme cognitif ». Mais si du côté des institutions et des organisations la pression semble monter, enjoignant chacun à réfléchir à ce qu’est apprendre, c’est du côté de la population qu’il faut se tourner si l’on veut véritablement aller au fond des choses.
Il ne suffit pas que la hiérarchie décide ou tente d’imposer des outils ou de nouvelles formes pour que les personnes entrent dans ces modèles. Il ne suffit pas de mettre en route un forum en ligne pour que les personnes y participent ! Là encore c’est une banalité pour les personnes qui fréquentent le monde de la formation et du numérique depuis longtemps. Et pourtant force est de constater que nous sommes encore loin du compte. Et pour ce qui est d’apprendre, chacun est, in fine, face à lui-même et avec lui-même. Mais être face à soi-même c’est être face à son histoire personnelle. Or celle-ci commence par douze à quinze années de scolarité minimum pour la quasi-totalité des enfants de notre pays. C’est dans ces longues années de scolarité que se construit l’un des modèles de l’apprendre le plus fort et le plus influent pour chacun de nous. Le film documentaire « Etre et avoir » (Nicolas Philibert) avait exprimé cette école primaire idéalisée qui fait rêver des temps heureux de l’enfance et de la « primaire ». Mais dans ce film plusieurs scènes nous montrent l’inexorable lutte entre le formel et l’informel au travers de ce petit garçon fils d’exploitants agricoles qui maîtrise les compétences de base du métier de ses parents mais peine à mettre en œuvre les tables de multiplication.
Liberté et compétence d’autoapprentissage
Le web et les moyens numériques introduisent de nouvelles possibilités qui sont loin d’être aussi accessibles que la grande majorité le pense. Le film de Ken Loach, « Moi Daniel Blake », le démontre à merveille lorsqu’après la séquence sur l’incapacité du héros à remplir les pages internet de sa demande de prise en charge, il se retrouve avec ses jeunes voisins en train d’échanger avec un ami d’extrême orient et qu’il découvre le potentiel et l’habileté nécessaire pour utiliser ces moyens, un jeune du groupe résolvant son problème sans aucune difficulté. Les rencontres de l’Agence Nationale de Lutte contre l’illettrisme de septembre 2016 avaient mis le doigt sur cette question en signalant que plus de 2,5 millions de personnes ne parviennent pas à utiliser un ordinateur. Etonnamment d’ailleurs, la possession et l’usage des smartphones a donné accès à certains à des possibilités nouvelles en passant par la simple téléphonie d’abord, pour ensuite, tenter d’accéder à d’autres ressources.
Illettrisme, illectronisme et forme scolaire, voilà trois des freins les plus importants au renouvellement des pratiques individuelles et personnelles de formation. Pour le dire autrement le renversement n’est pas dans les outils mis à disposition, mais dans les compétences d’autoapprentissage de chacun avec ces environnements et ces outils. Le générique « apprendre à apprendre » qui fait florès et commerce n’est que rarement analysé et critiqué. Il donne surtout bonne conscience dans le monde scolaire, qui, en argumentant là-dessus, prend acte de la concurrence, déclare y préparer, mais oublie cependant de transformer ses propres pratiques et organisations traditionnelles. C’est d’ailleurs ce qui fait le terreau des innovations pédagogiques en milieu scolaire : quand on y arrive plus en suivant les directives liées à la forme scolaire, on tente d’inventer ou de réinventer (le plus souvent) de nouvelles manières de faire. Mais ces innovations atteignent rapidement leurs limites dès lors qu’on se tourne vers ce que les élèves en font, prisonniers qu’ils sont du système. Or s’ils veulent y circuler avec aisance, ils doivent s’y conformer…
Devoir ou désir d’apprendre ?
Emerge en ce moment une idée basée sur l’éducation tout au long de la vie qui tente de renverser l’idée du devoir d’apprendre cher au monde scolaire pour passer à l’idée du désir d’apprendre. Non que l’un et l’autre n’ont pas des fondements réels, mais que ce renversement signifierait la transformation de l’image du système scolaire et plus largement académique. Nos détracteurs nous diront que l’on veut remplacer l’effort par le plaisir… ceci serait un contre sens ou une vision restreinte. Le plaisir d’apprendre, c’est aussi le choix de faire des efforts pour atteindre un objectif identifié. Réduire l’apprendre au devoir de suivre un parcours imposé par les adultes, c’est oublier que chacun sait bien que ce devoir d’apprendre est à la base des besoins essentiels. En externalisant ce devoir dans un système tellement formel qu’il perd parfois du sens, on a laissé de côté ce qui est l’énergie interne de chaque humain : apprendre et se développer. Or ceux qui parviennent à réconcilier les deux s’en sortent mieux que les autres. Mais voilà qu’arrive un changement de contexte : la généralisation de l’informatique et sa socialisation numérique… Alors, on change ?
Bruno Devauchelle