Les débats qui nous attendent sur l’autonomie des établissements risquent d’être frustrants si l’on s’en tient à une définition pauvre de l’autonomie comme capacité à se gouverner soi-même. Accroitre l’autonomie des établissements sur une telle base conduira fatalement à renforcer la concurrence entre eux : certains l’approuveront, d’autres s’y opposeront et, une fois de plus, l’affaire s’achèvera par un mauvais compromis. Mais si l’on part d’une définition plus riche de l’autonomie comme capacité à coopérer en prenant sa part dans la réalisation d’une œuvre collective, la question se présente alors sous un jour très différent.
L’exploration parallèle proposée ici aidera à placer la question de l’autonomie de l’établissement qui est le vrai sujet de l’article, sous un angle inhabituel et, nous l’espérons, éclairant.
Autonomies de l’élève
L’autonomie comme capacité à agir selon des règles que l’on s’est fixées librement s’oppose à l’hétéronomie qui oblige le sujet à se soumettre à des lois ou à recourir des supports externes. Avec ce premier sens, l’élève autonome est capable de réaliser une tâche seul, sans aide extérieure avec ses propres moyens, physiques et intellectuels.
Si l’on s’en tient à cette définition, l’éducation scolaire traditionnelle favorise incontestablement l’autonomie de l’élève. La réalisation de tâches en autonomie, dans ce sens strict, est en effet la modalité principale d’évaluation des performances des élèves, celle qui prévaut notamment pour les examens. Elle est donc devenue l’un des buts indirects de l’éducation scolaire. Elle est aussi fortement attachée à l’idéal d’égalité qui imprègne notre système éducatif : l’épreuve en autonomie est censée neutraliser les influences extérieures et fournir une mesure juste des capacités du sujet.
Mais il est une autre conception de l’autonomie de l’élève. C’est celle que revendiquent les pédagogies nouvelles. Elles en font l’un des buts explicites de l’éducation et considèrent que le contexte le plus favorable à l’apprentissage de l’autonomie n’est pas le travail solitaire mais le travail coopératif. L’autonomie n’est alors plus comprise comme la capacité de faire seul mais comme la capacité de prendre sa part dans une tâche collective. Tout est ici dans le verbe prendre qui traduit la capacité du sujet, l’élève en l’occurrence, à s’engager dans l’action, non pas comme simple exécutant d’une sous-tâche qui lui serait attribuée de l’extérieur, c’est-à-dire comme un automate, mais comme partie prenante et donc consciente d’une action collective. Prendre sa part c’est d’abord participer à la définition du projet commun puis contribuer à sa réalisation en respectant les règles instituées par le groupe. Cette contrainte établit la dimension paradoxale de la seconde définition de l’autonomie, plus réaliste que la première car elle intègre la part d’hétéronomie nécessaire à toute action, qu’elle soit individuelle ou collective.
Situation de l’autonomie de l’établissement
Au sens de la capacité à se gouverner soi-même, l’établissement scolaire français (1) apparait comme particulièrement peu autonome. Ses buts lui sont en effet très largement prescrits de l’extérieur de même que les moyens dont il dispose et les règles de fonctionnement qu’il doit obligatoirement suivre. Certes, d’importantes marges d’autonomie sont accordées aux professeurs dans la conduite de leur enseignement, mais ce n’est pas le cas de l’établissement, soumis en tant qu’organisation à de fortes contraintes externes.
Les causes de cette situation doivent être recherchées dans l’histoire et dans la tradition. Le système éducatif français s’est construit au XIXème autour d’un objectif central d’égalité des conditions d’accès à l’éducation. Cette orientation imposait et continue d’imposer une gestion centralisée du système et des établissements uniformes, donc peu autonomes.
Pourtant, et pour des raisons que nous ne chercherons pas à détailler ici, des demandes répétées s’expriment depuis plusieurs décennies en faveur d’un accroissement de l’autonomie des établissements. Or, les tentatives entreprises jusqu’à présent n’ont pas réussi à faire évoluer la situation de façon significative dans le sens souhaité. On peut citer trois épisodes de cette série de rendez-vous manqués.
– A la demande du ministre de l’éducation Alain Savary, Antoine Prost rédige en 1983 un rapport qui préconise de favoriser l’autonomie du lycée en instituant un « projet d’établissement ». Mais les objectifs visés ne seront jamais atteints et le projet d’établissement est devenu un exercice formel sans portée réelle : « Le grand échec concret actuel de la plupart des établissements, c’est le projet. Le projet est dans le texte de la loi de 1989, c’est une notion qui a eu beaucoup de peine à pénétrer. » (audition devant le Sénat, 16 décembre 1998).
– La loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école de 2005 institue (article 34) un droit à la réalisation « d’expérimentations, pour une durée maximum de cinq ans, portant sur l’enseignement des disciplines, l’interdisciplinarité, l’organisation pédagogique de la classe, de l’école ou de l’établissement, la coopération avec les partenaires du système éducatif, les échanges ou le jumelage avec des établissements étrangers d’enseignement scolaire ».
Mais dans son rapport d’évaluation de 2013, l’inspection générale reconnait que cette disposition « n’a pas eu le succès escompté dans sa mise en œuvre sur le terrain ».
– La réforme du collège (2016) prévoit la mise en place d’enseignements interdisciplinaires (EPI) et d’accompagnement personnalisés qui auraient pu permettre aux collèges de s’affranchir des approches et des contenus des programmes disciplinaires nationaux. Mais dans sa forme finale, elle rend les EPI obligatoires et fixe dans le détail leurs modalités de réalisation ainsi que la liste des thèmes à traiter, ce qui restreint de fait la liberté pédagogique accordée dans un premier temps.
Les causes de cette série de tentatives avortées doivent certainement être recherchées du côté des fondements. Dès lors que l’autonomie des établissements semble contredire le principe égalitaire, il est normal que ceux qui sont attachés à ce principe, et ils sont nombreux, s’y opposent. Le maintien du faible niveau d’autonomie des établissements traduirait alors la résistance victorieuse des partisans de l’égalité face à ceux qui contestent la prééminence de ce principe ou acceptent de prendre des risques pour permettre au système d’évoluer.
Mais cette explication n’est peut-être pas suffisante. Il est possible en effet d’interpréter les malheurs de l’autonomie autrement que dans les termes d’un affrontement idéologique. Pour cela, nous distinguerons, comme nous l’avons fait pour l’élève, l’autonomie de l’établissement comme capacité à se gouverner librement et l’autonomie de l’établissement comme capacité à prendre sa part dans un projet coopératif.
Vers un établissement autonome coopératif
Dans cette seconde approche, le principe de solidarité domine le principe de liberté et la question de l’autonomie ne se pose plus au niveau d’un établissement mais d’un groupe d’établissements et de son projet. L’hétéronomie c’est-à-dire l’obligation pour chaque établissement de se soumettre à des règles instituées par le groupe n’est plus l’ennemi ; c’est même la condition d’un projet réussi.
Dans le système éducatif français actuel, un tel groupe existe : il est composé des 60 000 établissements d’enseignement primaire et secondaire, publics et privés sous contrat, solidairement engagés dans la réussite éducative des enfants et des jeunes vivant sur le territoire national. Il n’est pas difficile de percevoir que le principal problème auquel ce groupe doit faire face pour formuler et conduire son projet est celui de sa taille. Dans un collectif d’une telle ampleur en effet, le projet commun ne peut qu’échapper à la volonté de ses membres, il les prive de la possibilité d’en être des parties prenantes autonomes. Un groupe si nombreux exige un pilotage centralisé et des établissements soumis.
Pour surmonter cet obstacle, plusieurs pistes peuvent être envisagées. Celle de la déconcentration, c’est-à-dire de la délégation de pouvoir à des centres régionaux, rôle dévolu aux rectorats, ou même la piste de la décentralisation qui consiste à confier à d’autres instances souveraines, les collectivités territoriales en l’occurrence, une partie des prérogatives du pouvoir central, sont intéressantes mais elles ne suffisent pas. Elles permettent d’améliorer l’organisation générale du système mais n’en changent pas le caractère structurellement centralisé et uniforme.
Pour rendre les établissements plus autonomes, dans ce second sens, il faut pouvoir travailler avec des groupes dont la taille permet à chacun de participer pleinement à la conception d’un projet commun et de s’y engager librement et solidairement. Pour cela, de simples aménagements réglementaires ne suffisent pas. C’est l’organisation du système dans son ensemble qui doit être révisée. Dans un système libéral, des réseaux d’établissements publics ou privés pourraient ainsi se constituer sur une base de libre association. Dans un système éducatif public comme le nôtre, l’approche territoriale semble la plus adaptée . (2)
On peut par exemple imaginer un groupe composé de quelques dizaines d’établissements d’enseignement primaire et secondaire couvrant les besoins d’un bassin de population d’environ 100 000 habitants. Un groupe de cette taille devrait être capable de se gouverner en autonomie. Certes, les buts du projet éducatif qui lui serait confié devront être spécifiés en première instance par l’autorité qui lui fournira ses moyens, humains, financiers, matériels. Mais à partir de cette impulsion, le groupe pourrait s’employer à répartir lui-même les responsabilités et les moyens entre ses membres, en ménageant à chacun les espaces d’autonomie requis pour une réalisation efficace des tâches confiées. Une telle perspective suppose la mise en place d’instances de pilotage, de contrôle et d’évaluation adaptées, au niveau de chaque établissement et au niveau du collectif mais aussi sans doute, à des niveaux intermédiaires.
Quelques exemples préfigurateurs
La mise en place de groupements d’établissements solidairement autonomes tels qu’ils viennent d’être évoqués peut paraitre utopique. De tels projets sont certainement plus difficiles à réaliser que ceux consistant à libérer par décret les établissements de quelques-unes des contraintes qui leur sont actuellement imposées. Pourtant, certaines initiatives récentes, quoique limitées dans leur champ d’application et dans leurs ambitions, peuvent être interprétées comme des pratiques préfiguratrices ou annonciatrices de celles qui sont envisagées ici. Nous en donnerons trois exemples.
– Le redécoupage régional de 2015 oblige les nouvelles régions à reconsidérer les modalités de gestion des missions d’accueil, d’entretien, de restauration et de maintenance dont elles ont la responsabilité et qui sont assurées dans chaque établissement par des équipes d’agents techniques. L’une de ces nouvelles régions envisage de constituer des groupes de lycées qui accepteraient de gérer de façon mutualisée certaines de ces ressources, par exemple celles dévolues à la maintenance ou au remplacement des agents absents.
– Parmi les pistes envisagées pour améliorer la prise en charge de la mixité sociale et scolaire dans les collèges, la solution de secteurs de recrutements multi-collèges a été envisagée et est expérimentée dans plusieurs départements. On voit bien ici quel pourrait être l’intérêt, plutôt que de recourir à un classique pilotage centralisé, de confier aux établissements concernés la responsabilité de décider conjointement et solidairement des règles d’affectation des élèves, permettant à chaque collège du secteur de prendre sa part dans le projet de mixité.
– La mise en place d’un cycle 3 à cheval sur l’école élémentaire et le collège contribue à rapprocher les établissements du premier et du second degré : a minima, un collège et les écoles de son secteur de recrutement. Le rapprochement est ici de nature pédagogique et le champ est libre même s’il est encore peu exploré pour lui donner de la consistance. Un projet d’école du socle, réunissant dans un même lieu des élèves de CM1-CM2 et de collèges est en gestation dans un département.
Rien n’interdit par ailleurs de reprendre l’idée des bassins d’éducation et de formation (3) afin de leur donner un nouvel élan, par exemple en les dotant d’une structure juridique porteuse du projet commun et gestionnaire des moyens mutualisés. Des projets sectoriels limités permettraient de se faire la main, d’apprendre et de corriger, évitant ainsi le piège dans lequel tombent beaucoup de réformes : une ambition trop grande qui échoue à atteindre ses objectifs et finit par décevoir.
Serge Pouts-Lajus
Notes :
1 Notre analyse couvre l’enseignement primaire et secondaire, c’est-à-dire les écoles, les collèges et les lycées que nous considèrerons tous comme des établissements scolaires, même si les collèges et les lycées sont les seuls à être des « établissements publics » et à disposer par cela même d’une relative autonomie, financière notamment.
2 C’est la voie retenue par Antoine Prost dans son rapport sur les lycées (1983) dans lequel il introduit la notion de « bassin d’éducation et de formation ». L’idée est reprise dans la loi d’orientation de 1989 (article 18) : « des établissements peuvent s’associer pour l’élaboration et la mise en œuvre de projets communs notamment dans le cadre d’un bassin de formation ». Mais rien n’ayant été fait pour permettre aux établissements d’un bassin de s’organiser eux-mêmes de façon autonome, le bassin d’éducation et de formation est resté un dispositif mineur de concertation piloté par l’académie.
3 Voir par exemple, la circulaire du BOEN du 28 juin 2001 « Orientations relatives aux bassins d’éducation et de formation » (http://www.education.gouv.fr/botexte/bo010628/MEND0101328C.htm