Une jeune serveuse du New Jersey veut devenir star du rap alors qu’elle cumule les handicaps en tant que femme blanche, dotée d’une forte corpulence. Comment porter à l’écran pareil rêve de midinette ? En se gardant à la fois du récit naturaliste et de la fable féerique. Avec « Patti Cakes », son premier film, Geremy Jaspe se coule pourtant dans le moule du ‘feel good movie’ et le revendique. Le réalisateur américain, inspiré par sa propre enfance, partage avec son héroïne origines modestes (sociales, géographiques) et folle aspiration à une vie meilleure. Au-delà de la transposition autobiographique, la fiction hybride du roman d’apprentissage et du mélodrame musical nous entraîne dans son sillage, traversé d’émotions fortes, débordant d’énergie enflammée. Aux côtés de Patricia Dombrowski, alias Patti Cakes, épatante princesse du slam et chanteuse à la voix puissante, nous sommes emportés par les aventures tourmentées et fiévreuses du trio insolite formé avec deux acolytes aussi attachants qu’anticonformistes. Au bout du chemin chaotique, sous des dehors foutraques, « Patti Cakes », dans la frénésie d’un montage dynamique, au fil du mixe de flashs oniriques et de scènes réalistes, à travers les contrastes violents de couleurs criardes et de flots de musique, le film dépasse les conventions du genre, en retourne même les figures imposées. Et nous savourons l’emballement d’une mise en scène excessive, à l’image de cette passion exclusive, vecteur d’accomplissement pour Patti et les siens, au diapason de l’euphorie suscitée en nous par ce spectacle galvanisant.
Dureté du quotidien, rêve d’élévation
A la sortie d’un tunnel noir, enveloppé d’un halo lumineux, un grand ‘black’ portant lunettes noires et vaste cape, apparaît cadré en contre-plongée : il s’agit en fait d’0-Z, célébrité locale du rap, dieu vivant, modèle à suivre pour les jeunes que sa musique transporte. Au sortir d’un rêve (le flash d’ouverture), une jeune fille, chevelure blonde emmêlée, peau laiteuse, bras potelés, corps massif, se réveille difficilement dans une petite chambre encombrée. En quelques plans, nous faisons connaissance avec Patricia (Danielle Macdonald), 23 ans, serveuse dans un bar d’un bourg du New Jersey. Elle partage un minuscule appartement avec sa mère, Barb (Bridget Everett), chanteuse de blues qui a eu son heure de gloire et a bien du mal à assurer le quotidien. La jeune fille s’occupe aussi de sa grand-mère adorée, Nana (Cathy Moriaty), une femme fantasque à la fantaisie imprévisible en dépit de sa maladie (elle se déplace en fauteuil roulant). Nous retrouvons cependant celle que ses amis surnomment Patti Cakes marchant d’un pas altier au milieu de la rue, en train d’écouter du rap un casque sur les oreilles, grisée par sa musique préférée au point que ses pieds quittent le sol et que tout son corps s’élève au-dessus du bitume. L’automobiliste furibard vociférant des injures misogynes n’est pas le seul à ‘ramener’ à la réalité la fan de rap. Elle n’est pourtant pas disposée à céder au découragement.
La route chaotique de la princesse du slam
Patti Cakes résiste aux intimidations des mauvais garçons qui la surnomment Dumbo. Elle les affronte même au cours d’une joute oratoire nocturne sur un parking. Frappée au visage par le perdant, devant un auditoire masculin majoritairement bluffé par tant de virtuosité verbale, elle dévoile son art de slammeuse. Malgré la blessure, l’épisode signe les débuts de l’entreprise musicale. Patti monte un improbable groupe avec Jehri (Siddharth Dhananjay), son meilleur ami, un Pakistanais menu et souriant, et Basterd (Mamadou Athie) un jeune noir mutique, adepte de ‘gothique’, fou de musique métal. De la grisaille du quotidien à assumer (rappels à l’ordre des créanciers, sauts d’humeur d’une mère alcoolique se produisant comme chanteuse dans le bar miteux où sa fille travaille, aggravation de l’état de santé de la mammy complice…) aux multiples obstacles sur le chemin de la reconnaissance, la princesse garde le cap et la tête dans les étoiles. Nous n’adhérons pas nécessairement aux différentes phases du combat acharné : un peu convenues, elles résonnent parfois comme les étapes obligées d’une ‘success story’ au dénouement prévisible. Pourtant, il ne faut pas se fier aux apparences. Le cinéaste se joue souvent des conventions, retourne les codes du genre pour produire des effets comiques ou des surprises bouleversantes. Ainsi, vu de près, O-Z la star idolâtrée tombe le masque et devient devant Patti estomaquée (qui a tout fait pour parvenir à cette confrontation) un parvenu méprisant et abject. A contrario, une mère à la dérive se révèle capable de renouer avec son potentiel artistique de chanteuse de blues, le temps d’un duo émouvant avec sa fille à la faveur du premier concert exceptionnel du trio gagnant.
Figures de la rage sociale et de l’engouement musical
De toute façon, pour susciter notre adhésion enthousiaste, il suffit de faire confiance, comme le réalisateur, à la figure de proue, Patti Cakes, que la caméra suit pas à pas, passant du gros plan au plan large sans coup férir, en un mouvement d’empathie sans faille. Nous adoptons en effet le point de vue de cette dernière : va-et-vient régulier entre les flashs oniriques (les rêves récurrents de musique et de gloire) et les séquences ancrées dans la dure réalité (elles-mêmes travaillées par des phénomènes ‘surnaturels’, ralentis ou effets spéciaux suggérant la détermination de l’héroïne). Nous saisissons l’abattement, le doute, la rage, l’euphorie, les états opposés par lesquels passe celle qui mène le groupe, à travers les partis-pris cinématographique en osmose avec le propos. Outre l’imbrication entre le rêve et la réalité, la juxtaposition de couleurs criardes et d’intensités lumineuses opposées, l’omniprésence des musiques entrainantes de rap et de hip-hop (certains titres sont joués par le compositeur Jason Binnick et le réalisateur lui-même) et l’irruption sporadique des déclamations des poèmes slam impriment rythme et scansion à la fiction fiévreuse. Le style emporté de la mise en scène, avec ses rares moments de pause, ses embardées répétées, ses excès de vitesse, figure les flux d’énergie qui habitent les personnages et font avancer l’inébranlable initiatrice de la folle entreprise. N’en déplaise aux cyniques et aux rabat-joie, l’audace, la générosité et l’énergie de « Patti Cakes » nous transmettent l’impression jubilatoire de liberté engendrée par le partage et la création artistique.
Samra Bonvoisin
« Patti Cakes », un film de Geremy Jasper-sortie le 30 août 2017
Sélections : Festival de Sundance, Quinzaine des réalisateurs, Cannes 2017