« Les neurosciences ne feront jamais la classe ! » Il faut oser le dire dans le contexte actuel que Philippe Meirieu rappelle : celle d’un ministre de droite qui se présente comme innovateur. C’est l’occasion pour P Meirieu de revenir sur ce qu’est l’innovation pédagogique et sur les rapports entre enseignants innovateurs, chercheurs et administrateurs.
L’émergence d’une nouvelle alliance
Nous voilà dans une situation paradoxale : un ministre issu de la droite et qui vient, successivement, de « cocher » la plupart des marqueurs de droite (la suspension de facto de la réforme des collèges et des rythmes scolaires, le « retour », au moins rhétorique, au redoublement, la dénonciation du « pédagogisme », etc.) apparaît, aujourd’hui, à certains innovateurs – pourtant, pour la plupart, de sensibilité de gauche – comme le garant de la possibilité de poursuivre, voire d’amplifier, leurs innovations. C’est, d’abord, le signe d’un rendez-vous manqué (ou presque) entre la gauche et l’innovation pédagogique, comme entre la gauche et les « militants pédagogiques ». Les quelques sursauts dans ce domaine ne sont apparus que dans les derniers mois de la précédente mandature, après une période d’assez grande indifférence.
C’est, évidemment, lié aussi à la personnalité et à l’action du nouveau ministre dans ses fonctions antérieures : en Guyane comme à Créteil, il avait « sanctuarisé » quelques innovations emblématiques ; à la DGESCO, il avait soutenu plusieurs opérations pour valoriser les innovateurs. Mais, c’est aussi, et surtout, le signe d’une alliance politique nouvelle qui s’ébauche, très caractéristique de la « macronie », entre le libéralisme et l’innovation : le « service public » est, certes, considéré comme un « filet social » indispensable, mais c’est dans ses marges ou à l’extérieur que l’on identifie, repère et soutient ceux et celles qui font progresser le système et préparent le futur.
Certes, l’histoire de la pédagogie nous montre que ce n’est pas toujours faux… même si Jules Ferry et Ferdinand Buisson ou bien Jean Zay ont pu démontrer que le contraire était possible. Mais c’est aussi le signe d’un terrible renoncement et d’un grave danger pour l’avenir. Renoncement à une transformation pédagogique du système par les acteurs du service public lui-même, assignés, au mieux, à singer les « expériences » qui auront réussi à l’extérieur.
Danger de constitution d’un double réseau : un réseau « dynamique » mais marginal et un « réseau technocratique » central. Le premier aura toutes les attentions des médias car il apparaîtra comme « libéré », le second, lui, traînera l’image de « sclérosé ». Le premier sera encouragé et évalué a posteriori, le second administré, suspecté et contrôlé en continu. Le premier attirera dans ses filets les « héritiers » de toutes sortes (intellectuels, écologistes, adeptes de la spiritualité orientale, afficionados d’une vision « naturaliste » de Montessori, ou demandeurs d’une « discipline militaire » à l’école), le second récupèrera le « tout-venant ». On est bien loin de Célestin Freinet et de son projet d’une « école de l’excellence pour le peuple » !
J’exagère ? Evidemment ! Mais il faut parfois prolonger les courbes, même fictionnellement, pour en percevoir le sens et avoir le temps de les inverser. Il est donc essentiel, à mes yeux, plus que jamais, que toutes les enseignantes et les enseignants du service public, à travers leurs organisations professionnelles comme leurs associations, s’emparent, dans le quotidien de leurs pratiques, de la recherche pédagogique et en deviennent les militants obstinés.
Innover dans le service public : un parcours du combattant ?
On connaît bien tous les obstacles à l’innovation dans le service public. On sait à quel point les innovateurs sont souvent en situation difficile. Soutenus par une partie de la hiérarchie et regardés par une autre comme de dangereux hurluberlus… S’appuyant sur des textes officiels qu’ils prennent au pied de la lettre quand les sceptiques professionnels attendent prudemment les instructions suivantes… Sommés de prouver le bien-fondé de leurs initiatives et de justifier de 100 % de réussite quand leurs collègues installés dans la routine ne sont guère interrogés sur leurs méthodes ou leurs résultats… Attachés au statut de la fonction publique et ne comptant pourtant ni leur temps – ni, parfois, leur argent – pour promouvoir des pratiques qu’ils jugent indispensables, au risque de se faire accuser d’œuvrer en sous-main pour leur promotion personnelle… Bref, innover aujourd’hui, dans l’institution scolaire, n’est pas de tout repos !
Le pédagogue que je suis avoue d’autant plus volontiers une forme d’affinité précritique avec les innovateurs. C’est qu’il sait la dose de courage et de générosité qu’il leur faut. Comme l’obstination tranquille dont ils doivent se doter. Et un peu d’indifférence aussi, face à tous les sarcasmes qui les menacent, tout comme aux éloges inconsidérés dont ils peuvent parfois faire l’objet. Pour innover, il faut apprendre à faire son chemin sereinement, attentif à ce que l’on fait, mais résistant aussi bien aux attaques polémiques qu’aux emballements médiatiques. Le véritable innovateur est besogneux et modeste. Il travaille à son établi comme un artisan scrupuleux, avec cette « patience d’atelier » dont Alain faisait une des vertus cardinales de l’éducation. Il n’est pas sourd aux interrogations de ses collègues et de son institution, mais il les intègre dans son exigence propre, cette exigence qui le porte, le pousse à chercher toujours plus de précision, de justesse et de vérité, l’invite à faire preuve de créativité sans jamais, pour autant, abandonner les contraintes du « réel ».
Car l’innovateur sait, comme l’ébéniste ou le ferronnier, que « faire avec » est la seule manière de « faire quelque chose ». Il rêve, parfois, de pouvoir abolir toutes les contraintes, mais se réveille tous les matins les mains dans le moteur et passe sa journée à effectuer ces minuscules réglages que la mécanique impose. Il vit souvent d’utopie, se prend à imaginer une École enfin libérée des fonctions sociales de gardiennage et de sélection, émancipée des découpages disciplinaires et des emplois du temps arbitraires, mais sait qu’il est assigné à bricoler dans les interstices, à rendre possibles des moments d’émancipation furtive et à faire reculer, pied à pied, toutes les formes de fatalité. Il se voit parfois, dans ses moments de songerie militante, « en majesté », ayant transformé totalement l’institution scolaire : il puise là l’espérance et l’énergie nécessaires pour reprendre tous les matins le chemin de l’école. Mais, dès qu’il franchit la porte de la classe, il redevient un ouvrier méthodique, attaché au moindre détail susceptible de rendre plus juste le fonctionnement de « la machine-école ».
Les chercheurs au côté des innovateurs
Autant dire que cet innovateur doit inspirer de la sympathie et même – osons un mot interdit à l’université – de la tendresse aux chercheurs. Non pas une tendresse condescendante, qui ne s’exprime que pour mieux exclure l’autre du « cercle de la raison », mais une tendresse pétrie de solidarité, de reconnaissance et d’exigence réciproque. Là, en effet, est le sens profond du travail de « chercheur en pédagogie ». Il ne donne pas de leçons, il n’excommunie rien ni personne, il ne prétend nullement dicter les « bons comportements pédagogiques » : il engage le dialogue.
C’est que les relations entre le praticien et le chercheur ont rarement été des relations de dialogue authentique. Entre le « praticien suffisant » et le « chercheur en surplomb », entre celui qui « sait ce qu’il faut faire » – puisqu’il le fait tous les jours ! – et celui qui « dit ce qu’il faut faire » – puisqu’il passe son temps à étudier ce que font les autres ! -, on revisite sans cesse l’histoire de l’aveugle et du paralytique… avec un aveugle qui continue à errer dans l’obscurité et un paralytique condamné à l’immobilité ! L’action sans lumière d’un côté, la lumière sans action de l’autre. Et, au bout du compte, un arbitrage institutionnel aléatoire, au gré des idéologies dominantes et des modes managériales en vigueur.
Sortons enfin de ce face-à-face – qui, parfois, se fait corps-à-corps – et fondons un dialogue authentique. Un dialogue où ce n’est pas la suspicion réciproque, mais la solidarité réciproque qui fonde l’échange : « C’est parce que je suis solidaire avec toi que je t’interroge. Parce que, comme toi, je veux faire reculer l’échec, que je peux t’aider à y voir plus clair dans tes pratiques. Parce que, comme toi, je possède des informations que tu ignores, que je peux interroger les modèles théoriques que tu me proposes. Et c’est parce que nous sommes capables d’entendre nos questionnements respectifs que nous pouvons avancer ensemble ». Là est la pierre de touche. Là est la condition de relations saines entre enseignants-chercheurs universitaires et enseignants-chercheurs du primaire et du secondaire : car les uns et les autres ne peuvent nourrir leur engagement dans l’enseignement que par un investissement dans la recherche… recherche académique pour les universitaires, recherche professionnelle plus que jamais indispensable tant dans le primaire que dans le secondaire. Et ici, comme partout ailleurs, il faut que les interlocuteurs se sentent, tout à la fois, assez semblables pour pouvoir communiquer sur des objets communs et assez différents pour avoir des choses à se dire et s’enrichir de leurs échanges.
Des alertes essentielles pour les innovateurs et pour les chercheurs
Dès lors, les innovateurs comme les chercheurs doivent pouvoir entendre quelques « alertes » essentielles qui ne sont en rien des « rappels à l’ordre » : que toute innovation n’est pas nécessairement un progrès et qu’on peut faire autrement sans faire mieux ; que beaucoup d’innovations ont un passé et qu’on gagne toujours à revisiter, sur ce sujet, l’histoire des doctrines pédagogiques dans sa dimension critique ; qu’aucune innovation ne peut se réduire à un slogan ni à une formule clé, et que, s’il est nécessaire de se référer à des principes, il faut toujours regarder ce qu’ils recouvrent réellement ; que chaque innovation doit être regardée de près et qu’il faut en élucider minutieusement les conditions de mise en œuvre au regard des objectifs visés ; que nous disposons de savoirs stabilisés à partir de recherches approfondies, mais que ces savoirs ne peuvent être « appliqués » mécaniquement, sans tenir compte du contexte ni prendre en compte les dimensions relationnelles qui échappent largement à toute quantification ; que le métier d’enseignant consiste à s’appuyer sur des propositions pédagogiques et didactiques, des savoirs issus de la recherche, mais aussi une observation minutieuse des situations, une capacité à saisir des occasions pour « agir dans l’urgence et décider dans l’incertitude », comme le dit Philippe Perrenoud. Car, disons le sans ambage : les neurosciences ne feront jamais la classe !
Ainsi, doit se développer une dynamique d’innovation essentielle pour notre École et pour l’avenir de nos élèves. Dans un dialogue ouvert entre « administrateurs », « praticiens » et « chercheurs » qui doit pouvoir s’incarner à tous les niveaux de l’institution scolaire et s’instituer au plus près du terrain. Un dialogue qui ne sera jamais clos. D’une part, parce que les « modèles pédagogiques », qui articulent des finalités, des apports scientifiques et des propositions pratiques, ne sont jamais définitivement stabilisés, d’autre part, parce que, si les praticiens progressent grâce aux recherches, la recherche progresse également grâce aux praticiens qui font évoluer les pratiques et offrent ainsi aux chercheurs de nouvelles occasions d’observation et de modélisation.
Mais ce dialogue doit surtout se poursuivre parce que les enseignants-chercheurs du primaire, du secondaire et du supérieur, avec leurs expériences et connaissances différentes, sont placés, les uns et les autres, exactement dans la même situation à l’égard de l’interrogation éthique qui traverse, consubstantiellement, toute activité d’enseignement qui se veut aussi éducative : comment transmettre et émanciper en même temps ? Comment réduire l’altérité en luttant contre l’échec scolaire et l’ignorance, tout en construisant l’altérité nécessaire à l’émergence d’un sujet, d’un citoyen ?
Nous voilà là devant un questionnement qui requiert une réflexion sur les valeurs et qui dépasse, de très loin, le seul registre de l’efficacité observable. Qui voudrait d’une « méthode » validée scientifiquement mais qui mettrait, « pour leur bien », les élèves sous emprise ou sous électrodes ? Mais j’exagère encore ! Personne n’y pense ! Certes ! Mais il faut néanmoins que quelques « mauvais esprits » continuent à poser cette question, au moins pour des raisons d’hygiène pédagogique : l’hygiène de la nécessaire inquiétude face à la montée de ce que Gilles Deleuze nommait « les sociétés de contrôle ». Des sociétés de la maîtrise absolue d’autrui. Des sociétés où la transmission ne s’accompagne plus d’une réflexion obstinée sur les conditions de l’émancipation. Des sociétés sans éducation, au bout du compte… Voilà peut-être, par les temps qui courent, quelques « évidences » qui devraient guider nos engagements.
Philippe Meirieu