« Voulez-vous que vos personnages vivent ? demandait Sartre. Faites qu’ils soient libres. » Libres d’écrire sur internet ? ajouteraient aujourd’hui comme en écho des secondes du lycée Charles Chaplin à Décines. Le projet a été mené par Elodie Rolland, professeure de lettres, et Anaïs Carabédian, professeure-documentaliste. Etudiant la tragédie de Racine « Britannicus », ils ont créé un blog où les différents personnages de la pièce publient leurs journaux intimes. Le dispositif d’écriture choisi favorise l’identification et la distance, l’empathie et l’analyse. Sur le blog se croisent des paroles diverses : une polyphonie énonciative et numérique qui éclaire remarquablement tout à la fois les codes de la théâtralité et ceux de « l’extimité ». Le travail littéraire de la langue y transfigure cet espace d’écriture de soi qu’est internet et qui vient brouiller les frontières traditionnelles entre vie privée et vie publique. Pour nous signifier combien le web est un théâtre ?
Pouvez-vous expliquer le projet en quelques mots ?
Cette expérience a été menée sur deux classes de Seconde du Lycée Charlie Chaplin de Décines (Lyon). Nous souhaitions faire de la lecture intégrale d’une pièce de théâtre tragique classique, en l’occurrence Britannicus de Racine, un moment ludique autour de l’écriture-numérique. Notre objectif : développer chez les élèves l’intérêt pour une pièce du XVIIème siècle, leur faire comprendre les caractéristiques du personnage tragique (la notion de fatum) et sortir Britannicus du pur objet scolaire. A cette occasion, nous avons créé avec les élèves un blog WordPress contenant des articles de journaux intimes des personnages de la pièce. Et un compte Twitter diffusant les articles et les meilleures citations des élèves.
Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une expérimentation de thèse d’une collègue du Lycée Charlie Chaplin, Claire Augé, menée à l’université Stendhal de Grenoble sous la direction de Jean-François Massol et Magali Brunel : « Expériences du jeu et outils numériques : comment motiver la lecture des œuvres patrimoniales en lycée général ».
Quel a été le dispositif de travail mis en place pour aider les élèves à élaborer ces différents journaux intimes de personnages ?
Les élèves ont mené un travail d’écriture sous contraintes et de sélection critique par le biais de deux outils numériques : un blog WordPress et Twitter.
Pour alimenter le blog, ils ont dû préparer un premier article de journal intime de leur personnage préféré en travaillant sur les émotions, les sentiments, les réactions du personnage, l’écriture en « je ». L’article a été publié sur le blog par nos soins, illustré par une image libre de droits qu’ils avaient choisie (sur Gallica, Wikimedia Commons, Pixabay).
Ensuite, lors d’une séance numérique co-animée, les élèves ont publié le deuxième article de journal intime de leur personnage favori, en l’illustrant cette fois-ci à partir d’un dessin personnel numérisé, ajouté à la Bibliothèque médias du blog WordPress et protégé par une Licence Creative Commons. Ils ont ainsi appris à publier un article sur la plateforme et à l’illustrer dans le respect des lois sur le droit d’auteur.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de passages qui vous ont semblé particulièrement réussis en expliquant leur intérêt ?
Et bien par exemple, l’article d’Elise présentant une page du journal intime de Narcisse pour sa recherche de vocabulaire, ses formulations allant vers un niveau de langue soutenu : « Haha … j’ai tout prévu. Dans quelques heures, ce naïf de Britannicus sera mort et Néron pourra épouser Junie. La gloire de l’acte reviendra à Narcisse ! Et Néron ne se rendra même pas compte que lui aussi s’est laissé manipuler par la fourberie de mon esprit. On me couvrira d’or, de pierreries et d’éloges. Je deviendrai le plus proche conseiller de Néron, jusqu’à l’évincer totalement du trône, et très bientôt, tout l’Empire romain m’appartiendra ! Plus jamais on ne fera de moi un esclave. Les bardes chanteront les louanges de Narcisse Le Malin ! Mais je dois me hâter. Locuste sera bientôt là. Je dois terminer les préparatifs. » (Acte IV, scène 4)
Ou bien la page de journal intime d’Agrippine, écrite par Jade, pour son appropriation des sentiments du personnage : « […] Je regrette tellement d’avoir mis Néron sur le trône et d’avoir déchu Britannicus à qui le trône revenait de droit. Malheureusement il est trop tard. J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. Car aujourd’hui Néron a tous les pouvoirs et en plus de cela il n’est point capable de gouverner un Empire. Par amour propre et par égoïsme, j’ai permis à mon fils de gouverner… Il n’en avait aucunement l’étoffe et ce n’est point le cas aujourd’hui. J’ai tellement peur qu’il m’évince du pouvoir. Tant que j’ai encore la main sur le pouvoir, j’arrive à faire survivre le peuple mais je crains que cela ne dure. » (Acte I, scène 1)
Ou encore l’article d’Idriss sur Narcisse pour le risque pris en utilisant le passé antérieur, avec une fin ouverte intéressante : « Quelle frayeur !!
En l’espace de quelques minutes, tout ce que j’eus entrepris pour éliminer Britannicus tomba à l’eau. Après que j’eus préparé le poison, Néron vint m’annoncer qu’il doutait de son inimitié envers Britannicus.
En effet, Burrhus l’avait convaincu de ne pas tuer mon maître. Heureusement, grâce à mon aisance orale, j’ai pu ramener l’impérial empereur à la raison. Après quelques mensonges concernant Agrippine et son conseiller, Néron a donné son accord pour l’empoisonnement de Britannicus. La liberté était proche, ce n’était qu’une question d’heures… » (Acte IV, scène 4)
Ou celui de Dorian autour de Néron pour son utilisation des interrogations qui rythment le texte, aux dernières lignes très percutantes : « Je dois arrêter, j’ai décidé de dire à Narcisse que je ne souhaite pas qu’il aille plus loin. Britannicus ne fait plus partie de mes ennemis.
Est-ce la bonne solution ?
Narcisse me conseille de prendre mes propres décisions même si je laisserai comme trace le nom « d’empoisonneur » pour le peuple romain.
Est-ce l’image que je veux donner ?
Il me dit de tuer le frère et d’abandonner la sœur.
Mais je ne peux pas l’entreprendre car je ne veux pas donner à Burrhus des armes contre moi. […] » (Acte IV, scène 4)
Un compte Twitter est aussi associé au projet : pour quels usages ?
Le compte Twitter @BritannicusBlog a été créé pour tweeter les articles des élèves publiés sur le blog, retweeter les élèves, favoriser la diffusion de leurs créations. Les élèves ont aussi tweeté leurs vers raciniens préférés issus de Britannicus (travaillant ainsi sur les précieux alexandrins) et mis en « favoris » leurs tweets de citations préférées. Certain.e.s ont aussi pensé à illustrer leurs tweets par des GIFs animés, « modernisant » ainsi leur lecture de la pièce.
Au final, quel bilan tirez-vous de cette étonnante aventure de lecture et d’écriture ?
A travers ce projet, les élèves ont eu accès à une certaine forme de « lecture plaisir » malgré le sujet et la difficulté de la pièce. Nous avons pu développer chez eux une réflexion critique sur l’usage du numérique (liberté d’expression/respect de la vie privée, droit d’auteur dont droit de l’image sur Internet) ainsi que des compétences techniques (publication en ligne, utilisation de mots-clés et de hashtags de façon raisonnée) et des compétences plus générales qui leur serviront tout au long de leurs études (bibliographie/webographie, citer une source). Ils se font aussi plus confiance dans l’écriture d’invention et l’accès aux œuvres classiques : une véritable motivation pour la suite.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut