Les « youtubers » sont des internautes qui publient des vidéos sur un site d’hébergement tel que YouTube : beaucoup d’adolescents les suivent, voire ont créé leurs propres « chaînes ». Parmi eux se trouvent les « booktubers » : des passionnés de lecture qui partagent leurs coups de cœur littéraires en ligne face caméra. Le phénomène social peut-il devenir phénomène pédagogique ? C’est ce que propose Magali Lesince, professeure-documentaliste au collège André Maurois à Limoges : les élèves du club lecture y sont amenés à rédiger, filmer, monter, diffuser des critiques de livres en vidéo. Le dispositif permet « de rapprocher le livre et le numérique, de prendre en compte les pratiques non formelles des jeunes et de travailler sur l’éducation aux médias et à l’information, et tout cela avec des élèves remotivés et très enthousiastes. »
Le phénomène des « booktubers » est encore méconnu de beaucoup : pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet ?
J’ai découvert les booktubers un peu par hasard en lisant un article sur ce phénomène à l’été 2014. Et lorsque j’ai parlé de booktuber à mes collègues les premières fois, personne ne connaissait. Les booktubers sont des jeunes gens qui lisent beaucoup et qui partagent leur avis sur leurs lectures face caméra sur Youtube. Ils font partie de cette génération de youtubers mais leur spécialité est la littérature. Le phénomène, déjà populaire aux États-Unis, en Angleterre et en Espagne, prend de l’ampleur en France depuis 3 ans.
Pourquoi avez-vous décidé d’adopter le format avec vos collégiens ?
Les booktubers, en utilisant les bons canaux, ont réussi à toucher la cible des jeunes en matière de critique littéraire et les éditeurs l’ont d’ailleurs bien compris ainsi que les bibliothécaires et les libraires qui se sont aussi emparés de ce format. Alors pourquoi pas les élèves ! L’année dernière je cherchais un moyen de « dépoussiérer » le club lecture que j’anime au CDI, les tours de table pour donner son avis sur un livre n’avaient plus trop la cote auprès des élèves. Le concept des booktubers m’a paru idéal à mettre en place car il permettait de rapprocher le livre et le numérique, de prendre en compte les pratiques non formelles des jeunes et de travailler sur l’éducation aux médias et à l’information, et tout cela avec des élèves remotivés et très enthousiastes.
En pratique, comment avez-vous conduit le dispositif ?
Cela concernait 10 élèves de 5ème, 4ème et 3ème du club lecture sur l’horaire de la pause méridienne une fois par semaine au CDI. Le projet a duré toute l’année et a débuté comme un club de lecture normal par le choix des livres par les élèves (sortie en librairie, subvention du foyer socio culturel), puis lectures, rédaction des critiques littéraires jusqu’au mois de janvier. Sur la même période j’ai pu les faire travailler aussi sur le format booktube, en comparant les différents booktubers, en analysant les vidéos (image, environnement, posture, débit de parole …).
Puis ils ont créé leur chaine Youtube, j’en ai profité pour aborder la responsabilité sur internet, la notion de propriété intellectuelle, la modération des commentaires et l’importance des conditions générales d’utilisation de Youtube. Le tournage des vidéos a commencé en février lorsque nous avons eu le matériel adéquat (tablettes ipad, micros cravates …) Les élèves se filmaient souvent en binôme et ensuite faisaient eux-mêmes le montage le plus souvent sur PC avec Windows live movie maker ou sur tablette avec Imovie. Certains savaient déjà le faire et d’autres utilisaient les tutoriels de Youtube pour s’aider. Enfin nous avons travaillé aussi sur l’image de soi, la confiance en soi et l’expression orale en faisant de l’autoscopie.
Le travail mené implique la création d’une chaîne youtube où diffuser ces vidéos : cela pose-t-il des problèmes ? comment les avez-vous surmontés ?
Cela a été une priorité pour moi avant même de démarrer le projet. J’en ai tout d’abord parlé à mon chef d’établissement avec qui j’ai travaillé sur l’élaboration d’une autorisation parentale spécifique qui expliquait clairement aux parents la mise en place du projet, le format booktube, ainsi que les notions pédagogiques abordées en matière de maitrise de la langue française et d’EMI. Nous avions également prévu d’autres formats (utilisation d’un avatar …) pour les parents qui n’auraient pas adhéré. Bien évidement il était précisé qu’à tout moment la vidéo pouvait être supprimée de la chaîne sur simple demande des parents ou de l’élève. Jusqu’à ce jour personne n’en a fait la demande et les élèves sont fières de leur travail, à tel point qu’ils recommencent cette année.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
Un bilan très positif. Le seul bémol aura été le manque de temps. C’est un projet très enrichissant pour les élèves et aussi pour moi. C’est un vrai travail d’équipe qui nous engage tous, qui nous fait réfléchir sur la place du livre et des réseaux dans notre société, et qui a aussi permis à certain de s’améliorer à l’oral, de se dépasser ou de se découvrir des talents. Le projet a été reconduit cette année encore pour le club lecture et avec un collègue d’éducation musical et une collègue de lettres nous l’avons adapté pour un EPI intitulé « Zone livre » avec une classe de 3ème. Je trouvais intéressant de proposer ce projet à des élèves « faibles lecteurs » et créer des booktubes sur des livres « classiques » inscrits au programme. Ainsi le travail des élèves booktubers pourra servir aussi aux autres élèves de 3ème. En éducation musicale ils travaillent sur le son, la voix, les musiques libres de droits, les fonds sonores et la critique musicale. Enfin cette année nous travaillons en collaboration avec « Lire à Limoges » le salon du livre de Limoges et le 31 mars nous avons rencontré Emilie alias Bulledop, booktubeuse.
Quels conseils donneriez-vous à un•e collègue tenté•e de se lancer à son tour ?
Des collègues m’ont déjà contactée pour me poser quelques questions avant de se lancer dans le projet et celles qui reviennent le plus souvent sont des questions de droit à l’image et des questions techniques. Je dirais que le plus important est le droit à l’images des élèves, il faut donc faire une autorisation parentale en bonne et due forme et penser aussi qu’il faut du temps avant de pouvoir diffuser les premières vidéos, c’est un travail de longue haleine. Mais surtout je leur souhaite de prendre autant de plaisir que nous en avons eu à faire ce projet.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut