« On est obligé de laisser beaucoup d’autonomie aux élèves. C’est très perturbant ». Vous connaissez le maitre ignorant de Jacotot ? C’est un peu ce qu’a vécu Claire Dubus, professeure d’histoire géographie au lycée V. Hugo de Marseille. Ignorant tout de Marseille, elle a du laisser ses élèves de seconde choisir des propositions d’aménagements de la ville dans le cadre du projet Graphite. Mais, fine géographe, c’était pour mieux retrouver les notions de base de la géographie urbaine. Une expérience originale aussi par le soutien réel apporté par l’institution à ce projet.
Graphite, un projet adossé à la recherche
Soutenu par la région PACA, Graphite associe un laboratoire universitaire , le LPED avec Elisabeth Dorier, l’agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise , l’Inspection et une vingtaine d’enseignants de la région dans un projet de géographie prospective.
« Il invite des jeunes à observer, comprendre et investir leurs territoires urbains. Avec l’appui de chercheurs, de médiateurs et de leurs enseignants, des lycéens adoptent une démarche d’enquête géographique appliquée au projet de territoire. Leur expertise, leurs témoignages sur leurs espaces de vie, leurs observations, leurs remarques, leurs idées, nourrissent, en retour, notre réflexion scientifique sur les territorialités et les citadinités urbaines », écrit E Dorier sur le site du projet.
Quand des élèves des quartiers nord se font géographes
« Dans ce projet on leur demande de se mettre en recherche sur la ville et de faire une enquête de terrain sur leur environnement quotidien », explique Claire Dubus. Ca tombe bien, le lycée V Hugo a beau être en centre ville de Marseille, son recrutement se fait surtout dans les quartiers populaires du nord de Marseille, dans des espaces où les géographes ont du mal à travailler.
Dans cette classe de seconde, les élèves se sont répartis en 6 groupes de 5 élèves et ont travaillé surtout sur des questions d’accessibilité. Par exemple, un groupe a choisi de creuser un projet d’équipement de loisir et sport pour les jeunes dans une cité du nord Marseille et a pris contact pour cela avec des travailleurs sociaux et des habitants du quartier. Un autre groupe a imaginé un centre culturel dans une friche urbaine. Un autre une cité d’hébergement pour SDF dans une cité du 3ème arrondissement.
Savoir lâcher prise
Pour le professeur aussi la situation est nouvelle. « Je leur ai dit que je ne connaissais pas du tout Marseille. Je vous suis si vous me montrez », explique C Dubus. « On est obligé de laisser beaucoup d’autonomie aux élèves et c’est très perturbant pour un professeur. On est obligé de faire confiance ».
« L’inspection nous a vraiment soutenu en nous invitant à réaliser le programme à travers le projet. On a échappé aux tensions sur le temps que l’on a d’habitude dans ce genre de projet », dit C Dubus. Cela n’a pas empêché les élèves de prendre sur leurs vacances pour réaliser leurs enquêtes de terrain. « Ils n’ont pas voulu que je les accompagne sur le terrain. Mais au retour des vacances j’étais surprise du travail réalisé ».
Des élèves citoyens de leur cité
Les élèves ont appris à faire des enquêtes de terrain avec l’aide des intervenants du laboratoire qui sont venus plusieurs fois en début de projet.
« Mais ce qui a le plus surpris les élèves c’est que leur expérience d’habitant et de jeune puisse être considérée par des représentants des institutions », explique C Dubus. On a fait des sorties de terrain avec des personnes du laboratoire mais aussi des urbanistes et à chaque fois leur regard et leurs projet ont été pris au sérieux.
Autre découverte des élèves, le moment où ils pointent des problématiques. « Un groupe qui travaillait sur un problème d’accessibilité du métro s’est rendu compte que le problème était plus vaste et qu’il renvoyait à la discrimination spatiale et donc à des questions très politiques. Ca leur a ouvert des horizons ».
Une expérience révélatrice
Comment passer du projet au discours savant ? « La première étape de présentation du projet y aide beaucoup », explique C Dubus. Les élèves ont acquis les notions d’attractivité de l’espace, le fait que celle ci diffère selon les groupes sociaux. Ils ont aussi découvert les acteurs de la politique de la ville et tout ce qui tourne autour de la justice spatiale et de la discrimination.
« Ca m’a appris l’intérêt qu’il y a à faire travailler les élèves autrement. Ca révèle des qualités insoupçonnées chez les jeunes. Telle élève qui a du mal à rédiger se découvre une vraie chef de groupe qui pointe, avec ses mots, de façon très claire, les problématiques urbaines, par exemple les usages privés et publics de l’espace. Sans démolir le cadre traditionnel il faudrait ménager du temps pour ce genre d’expérience très stimulante ».
François Jarraud